Les Études sociales nord-africaines (ESNA) sont créées en 1950 par le Père Ghys avec pour but la promotion de la connaissance du Maghreb en France. Elles éditent deux publications parallèles et complémentaires : les Documents nord-africains (hebdomadaire qui reprend les articles parus dans la presse nationale et internationale) et les Cahiers nord-africains (publication irrégulière qui compte au total 103 numéros parus entre 1950 et 1965) qui publient des études et des dossiers entièrement consacrés à une thématique bien définie autour de l’immigration nord-africaine en France).
En 1965, les deux publications sont rebaptisées Hommes & Migrations Documents (bimensuel) et Hommes & Migrations Études (trimestriel). A partir de 1987 une seule publication est maintenue, la revue Hommes & Migrations.
Le père Ghys et l’action sociale en direction des immigrés, par Angéline Escafré-Dublet
Ancien prêtre missionnaire en Tunisie, le Père Ghys appartenait à l’ordre des Pères Blancs, fondé en 1868, à Alger, et dont les activités s’étendaient à la Tunisie, l’Afrique de l’Ouest et le Soudan. En plus de leurs activités d’évangélisation et d’éducation (au dix-neuvième siècle l’ordre comptait de nombreuses écoles privées en Algérie), les Pères Blancs ont produit un important travail ethnographique sur les populations colonisées. En fondant l’association Amana et les Cahiers nord-africains à son arrivé à Paris, le Père Ghys perpétue ainsi une tradition coloniale de travail ethnographique, tout autant qu’il la transforme et l’adapte au milieu métropolitain. Considéré comme un spécialiste de l’Islam et du monde maghrébin, le Père Ghys entretient des relations avec des chercheurs et des politiques qui s’intéressent à ces questions.
Au tournant des années 1950, l’arrivée de nombreux coloniaux sur le sol métropolitain crée ce que l’administration appelle alors la "question des nord-africains". Par rapport aux immigrés venus de pays européens comme l’Espagne, l’Italie ou la Pologne, ils ne sont pas des étrangers qui dépendent des autorités de leur pays d’origine et que prennent en charges des associations comme le Service social d’aide aux étrangers. Bien que de statut colonial, ils ont la nationalité française. Ils constituent une population à part qui est étudiée par des spécialistes des questions nord-africaines. Le père Ghys en fait partie et les Cahiers Nord-africains deviennent vite une référence en la matière.
Les Cahiers sont une revue à finalité pratique pour informer les travailleurs sociaux sur les populations nord-africaines et les aider dans la mise en œuvre de leur action. Des questions pratiques comme la distinction entre langue arabe et parlers maghrébins y sont évoquées, dans le but de faire le pont entre spécificité de la culture maghrébine et pratique des travailleurs sociaux français.
En période de montée des violences entre la France et les partisans d’une Algérie indépendante, l’Amana fait partie de ces associations caritatives qui ne croient plus forcément au projet colonial mais qui sont convaincues du pouvoir de l’action sociale comme outil de développement (voir le numéro intitulé "Plus que jamais : action sociale !").
La série des Cahiers Nord-africains qui s’étend de 1954 à 1962 est une des rares sources dont on dispose sur les populations algériennes et nord-africaines à cette période. Elle est également le reflet de ce contexte particulier de décolonisation où se formulent les premières analyses sur les populations immigrées venues d’Afrique du Nord.
Les Cahiers Nord-africains racontés par Philippe Dewitte, ancien rédacteur en chef d’Hommes & Migrations
"On est frappé de constater l’actualité des thèmes abordés à l’époque par les Documents et les Cahiers : lutte contre les clichés réducteurs et dévalorisants attachés à l’islam, accent mis sur les conditions de vie, certitude, déjà, que les migrants ne sont pas de passage.
Bien sûr, si les thèmes abordés font irrésistiblement penser aux débats actuels sur l’intégration, le ton adopté, lui, est le reflet de l’air du temps. Le paternalisme inévitable de certains commentaires, le ton “charitable” appartiennent au discours chrétien, mais aussi à l’eurocentrisme, alors encore majoritairement partagé. Ce qui semble gênant aujourd’hui ou peut prêter à sourire constitue néanmoins une avancée par rapport au contexte de l’époque. Car le simple fait de s’intéresser au sort de ces travailleurs invisibles, ignorés par le reste de la société, est en soi le signe d’une vraie solidarité, même si celle-ci est mâtinée d’une bonne conscience qui semble plutôt désuète aujourd’hui. Car entre 1945 et 1960, alors même que l’heure des décolonisations a sonné, l’idée impériale qui assigne à la France une “mission civilisatrice” est encore partagée par le plus grand nombre.
Aussi, le simple fait de vouloir faire connaître aux Français l’apport de l’Islam dans le patrimoine de l’humanité est déjà quasiment une prise de position explicite contre la négation des cultures que véhicule l’idée coloniale.
Par ailleurs, les deux revues, bien que dirigées par un religieux catholique, ne seront jamais considérées par leur fondateur comme des publications confessionnelles. Tous les courants de pensée démocratiques s’y expriment et tous les acteurs de l’intégration y ont droit de cité, quelles que soient leurs origines religieuses, culturelles ou politiques ; seuls en sont exclus les extrémistes de tous bords, et plus particulièrement, bien sûr, les racistes et les xénophobes impénitents.
Cependant, il est très difficile de connaître la position exacte des Esna à l’égard des indépendances tunisienne et marocaine, et plus encore de la lutte armée algérienne. Les Documents et les Cahiers évitent d’aborder le sujet de front. On expose la richesse culturelle de l’Islam, on aborde les conditions de vie des immigrés algériens mais on le fait par le biais d’études scientifiques, en évitant soigneusement la dénonciation militante du sort réservé aux travailleurs dans les foyers, même si l’on n’en pense sans doute pas moins sur le sujet. On ne publie jamais d’articles directement polémiques et on évite les intervenants trop marqués politiquement, d’un bord ou de l’autre. On préfère la recherche universitaire, qui arrive à dire de manière distanciée ce que souvent les militants politiques ne parviennent pas à faire passer."
(lire la totalité de l’article)
L’ensemble des Cahiers nord-africains, et des Documents nord-africains, est conservé au centre de ressources Abdelmalek Sayad et est disponible à la consultation. Les deux titres ont également été numérisés et sont consultables via le portail documentaire de la médiathèque.
Pour en savoir plus :
À l’occasion de l’exposition Vies d’exil - 1954-1962. Des Algériens en France pendant la guerre d’Algérie présentée au Musée du 9 octobre 2012 au 19 mai 2013, une sélection d'articles en lien avec la thématique est proposée sur le site :
- Familles nord-africaines en "bidonvilles", Cahiers Nord-Africains, n°89, avril-mai 1962
- Le logement des immigrés nord-africains, Cahiers Nord-Africains, n°52 et 54, 1956
- Les Algériens à Aix-en-Provence, Cahiers Nord-Africains, n°90-91, juin-juillet, aout-septembre 1962
- En Meurthe-et-Moselle parmi les Africains du Nord, Cahiers Nord-Africains, n°88, février-mars 1962
- Coups d'œil sur l'emploi de la main-d'œuvre nord-africaine, Cahier Nord-Africains, n°73, juin-juill 1959
- Les Algériens en France dans la littérature maghrébine, Cahier Nord-Africains n°71, février-mars 1959