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L’esprit de l’ivresse

L’émeute ici se transforme en une insurrection qui menace les centres villes et déstabilise le pouvoir politique. A force d’être pressentie voir décrite, la révolte ne va-t-elle pas finir par nous exploser, une fois de plus, en pleine face ? 

Et cela ne sera pas faute d’avoir été prévenus, car le thème titille de plus en plus souvent la plume des romanciers. Elle est au cœur des Sauvages de Sabri Louatah (Flammarion). Elle menace chez Alexis Jenni et son Art français de la guerre (Gallimard, Goncourt 2011). A ce propos, L’esprit de l’ivresse partage avec ce dernier bien d’autres similitudes : plongée dans l’âme et dans le quotidien des laissés pour compte, immigrés et autres relégués des cités ; impasses de la force comme mode de règlement des conflits sociaux ; cécité de la société quant à ses transformations à commencer par sa jeunesse et ces enfants des cités "petits éclaireurs de l’inconnu qu’on craignait, dont on ne voulait plus entendre parler" ; dénonciation des enfermements identitaires portés chez Loïc Merle par une formidable guéguerre des bannières sur les ponts de Paris, drapeaux si nombreux, "des dizaines et des dizaines de minuscules identités", que la vue en est bouchée…
Si Loïc Merle ajoute d’autres thèmes et réflexions, il a surtout réussi, dans ce premier roman, à imposer une langue et un style, une ambiance empreinte d’une lucidité inconfortable, quant il s’agit de se guérir de ses illusions et de ses ivresses, mais indispensable pour se débarrasser des réveils difficiles et des gueules de bois. L’esprit de l’ivresse frappe d’entrée par cette écriture, nouvelle, originale, personnelle, bien loin des petits devoirs de la rentrée (littéraire). La phrase est longue, dense, coule comme un flot que rien n’arrête, toujours en mouvement, nourrie d’allers-retours, de stagnation, de détours, d’accélérations, d’ondulations…

Cité des Iris. Un banal contrôle de police, banal de quotidienneté et de morgue, se solde par la mort du vieux et fatigué Youssef Chalaoui. "Ce qui restait de vivant en lui" se fracasse sur le sol. "Punition définitive" ! écrit l’auteur. Sa mort déclanche un incontrôlable incendie dont les flammes lèchent dangereusement les fondements d’un vivre ensemble républicain à géométrie par trop variable. En effet, "nulle société" aux Iris où les habitants qui "marchaient avec un air enragé et la moue aux lèvres, même jeunes, savaient déjà ce qui les attendait, ne rêvaient plus"
Trois personnages forment la trame du roman. Hakim, l’un des leaders de la révolte ; Henri Dumont, président de la République fuyard et évincé par son Premier ministre ; Clara ou Clara S, qui, parce qu’elle n’est pas, elle, des Iris devra, avec Hakim inventer un "monde à eux, étriqué, les laissant à peine respirer, monde dont les Iris et la famille de Clara refusaient l’existence même". Ces trois personnages sont emportés par le flot des événements : la révolte, les errements de Clara, la chute et la fuite du président jusqu’à l’épilogue qui oblige Clara à revenir aux Iris.
Loïc Merle décrit les dessous et les travers de la mobilisation, les faux semblants et les tartufferies officielles, la multiplication des groupes et des groupuscules, depuis ceux nés au cœur de la révolte comme le MDB, Grand Est ou l’UR jusqu’à ce CoFéRé ou Cofer (pour Comité des Femmes révolutionnaires) dominé par la figure idolâtrée d’une Julie Wal adepte de la lutte armée. Ces militantes révolutionnaires, autoproclamées portes parole et guides, envoient, au nom des Idées et des Concepts, les habitants des cités au casse pipe. "Votre crainte du changement, de ce qui ne peut être prédit, est si grande, que vous devez espérer secrètement que les Iris et tous les quartiers irrécupérables soient touchés de plein fouet par la répression qui ne peut manqué de venir, quelle importance que des kilomètres et des kilomètres de béton dressé soient détruits, tandis que vous comptez de votre côté conserver pendant des siècles encore tout votre patrimoine, vos tableaux, vos châteaux et votre architecture élancée, votre Paris rêvé, pauvresses écrasées et réduites dès le départ par votre ascendance qui dicte toujours votre comportement (…)". Dans une scène symbolique où Clara s’efforce de rattraper Julie et son amie Patricia, Loïc Merle décrit la "disgrâce" puis la "guérison" de Clara. Au bout de cette marche incertaine, Clara semble rejoindre Nietzsche ou Camus, exaltant la vie sur le monde des Idées, la redécouverte des "sensations refoulées", des plaisirs et du corps.
La réflexion sur le pouvoir, un personnel politique nourri d’ambitions personnelles et éloigné d’un monde changeant, mouvant, glissant, se double d’un volet où la masse de celles et ceux qui ont entamé la Grande Marche est renvoyée à "l’abrutissement [d’une] minorité", à "sa naïveté qui lui fait encore rechercher le changement" à "l’obscurantisme qui nous menace, et l’insulte fait à la science ; on se souviendra alors de l’instinct habituellement, carnassier des habitants de ce quartier, de l’horizon lâche de l’impunité qui les inspire, de leur talent inné pour la brutalité ; on les plaindra également, sans doute, on se poussera du coude, et on tentera de les séparer d’abord puis de faire le tri entre eux, irrité par leur espèce de solidarité"
Quand tout sera fini, les luttes d’hier feront, pour les uns, l’objet d’une mythologisation, pour les autres, la source d’un commerce lucratif, allant jusqu’à organiser aux Iris, un circuit pour touristes. Certains acteurs se convertiront aux bénéfices - plus qu’aux bienfaits - de la religion quand d’autres se morfondront dans "l’amertume" ou la fuite, la perte d’identité. Alors oui ! "L’ivresse" sera "passée" et "l’esprit qui nous hantait toutes et tous il y a bien longtemps" sera "chasser définitivement". Pour Clara, le temps est venu "de ne plus rêver".

Mustapha Harzoune
 

Loïc Merle, L’esprit de l’ivresse, Actes-Sud, 2013, 287 pages, 21,50 euros.