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L’invention de nos vies

Samir Tahar brillantissime étudiant en droit, disposant d’un CV exceptionnel, hors pair, se voit blackboulé de tous les cabinets d’avocats où il postule. Fatigué des refus, la "rage" au ventre, il décide de prendre quelques libertés avec ses origines et une identité, réelle ou supposée, un petit arrangement sans (trop) de conséquences a priori

Deux petites lettres supprimée à son prénom sur son CV et il devient Sam. Sam comme Samir bien sûr mais aussi - pourquoi pas ? - Sami ou même Samuel. Et là, (la ficelle est peut-être un peu grosse mais passons) les réponses positives et les propositions d’entretien se multiplient. Pierre Lévy le prend pour un séfarade. Samir ne dément pas. La mécanique du mensonge est engagée, le clinamen existentiel enclenché. Il mènera Sam/Samir loin : avocat de renom, installé à New York, il fréquente les plus grosses pointures, évolue dans les cercles très fermés des milieux d’affaires, de la finance et de la politique, il baigne dans la crème juive new-yorkaise. Poussé (aveuglé ?) par sa soif de reconnaissance et de pouvoir, le rejeton d’un couple d’immigrés tunisiens parisiens épousera l’insaisissable et convoitée Ruth, la fille d’une des plus grosses fortunes américaines, respectable héritière d’une famille juive capable de faire la pluie et le beau temps, famille religieuse, pratiquante et fier du grand père qui servit dans l’Irgoun… Le père de Ruth ne voit pas d’un très bon œil le mariage de sa fille avec ce "Sam" à la judéité douteuse, à tout le moins invérifiable. Mais il ne peut rien refuser à sa fille. L’aller sera sans retour : "avec le mensonge on peut aller très loin, mais on ne peut jamais en revenir". Le récit, parfaitement maitrisé, file à toute allure - malgré quelques répétitions - embarquant le lecteur dans une intrigue au long cours, des univers sociaux et des thèmes nombreux. Pour autant, ce livre stimulant peut aussi chiffonner par quelques clichés - sur les "Arabes" ou la banlieue notamment.

L’invention de nos vies pourrait laissé croire que nous sommes maître de nos existences, capables, presque ex nihilo, d’en tracer les trajectoires et les contours, de nous défaire des chaines qui nous relient aux piquets des communautés et des identités, des déterminations socioéconomiques ou du dédale des psychologies. Pourtant, dans ce roman protéiforme, quelles que soient les libertés prises, chacun est ramené à son piquet. Ici, les enfermements identitaires, les distinctions de classe, le poids des héritages semblent se jouer des libertés individuelles.
Car Samir sera rattrapé. Non par ses invraisemblables turpitudes sexuelles (quoi que…) mais par François, son demi frère, que sa mère a conçu par amour avec son patron devenu député à l’assemblée française et qui n’a jamais reconnu son rejeton né de ses amourettes ancillaires. De ce rejet paternel, François garde de lourds stigmates psychologiques et un besoin d’affection tel qu’il se laissera embobiné par le premier prêcheur islamiste venu. Cajolé, rassuré, lessivé, formé, testé, embrigadé… François Yahyaoui alias Djamel est expédié en Afghanistan aux côtés de ses pseudos frangins en djihad. C’est là qu’il est cueilli par la soldatesque étatsunienne avant d’être enfermé à Guantanamo. Le lien entre François/Djamel et Samir/Sam sera vite fait et le début de la fin commence pour Samir.
Samir a construit une partie de son "invention" ou plutôt imposture biographique en empruntant quelques éléments de la vie de son ami d’enfance, Samuel, juif laicard, écrivain raté qui va échoué dans une minable banlieue parisienne comme éducateur. Tandis que son Arabe de copain se vautre au sommet de l’échelle sociale, lui se morfond sur son sort et se pose en victime. C’est d’ailleurs ce qui vingt ans plus tôt a retenu l’irrésistible Nina, qui décida de rester avec un Samuel suicidaire plutôt que de partir avec Samir. Le triangle amoureux se reconstituera et les rapports seront bouleversés.
Samuel finira par écrire son roman et par connaître le succès. Karine Tuil glisse quelques réflexions sur le processus de création, le monde de l’édition, la littérature à la lumière de la notoriété et du tiroir-caisse. C’est ici que se trouve une des clefs du roman. La condamnation des injonctions qui courent les pubs, les plateaux de télévision, les médias, les clubs sportifs, les cercles de bonnes familles et autres, injonctions de performance, de réussite, de domination, de supériorité… Et si L’Invention de nos vies, consistait d’abord à se libérer de ces nouveaux et meurtriers commandements ?

Mustapha Harzoune 

Karine Tuil, L’invention de nos vies, Grasset 2013, 493 pages, 20,90 €.