L’Odeur des planches
"Quand les lumières s’éteignent, que le rideau de fer se soulève dans un bruit d’orage et qu’apparaissent les premiers comédiens, je suis frappée de plein fouet par une odeur. Je la reconnais immédiatement. Un mélange subtil d’effluves de maquillage et de bois, l’odeur des planches. Cette odeur si particulière, si indissociable de ma vie d’autrefois, si chargée de souvenirs et d’émotions me fait monter les larmes aux yeux".
Cet "autrefois" renvoie aux temps où la narratrice était comédienne et arpentait toutes les scènes de France. Il y en a une pleine page. Et pas des petites salles de province ou de banlieue mais des scènes nationales. Comédienne, ici, ne signifie donc pas intermittente du spectacle, obligée de se coltiner la moindre animation en supermarché quand une poignée d’acteurs, au talent parfois discutable, truste tous les rôles. Et les cachets.
Ces "larmes" trahissent la chute tant redoutée par les comédiens. Hier encore comédienne, la narratrice est aujourd’hui femme de ménage. Elle a la quarantaine, un gamin et un compagnon qui se propose de subvenir aux besoins de tous. Mais, pour paraphraser Jean Amrouche parlant de Mouloud Feraoun, cette femme forgée sans doute à "la sévère loi du nif", celle de l’honneur et de la responsabilité, veut "payer sa part". Il ne lui reste plus qu’à s’épuiser à nettoyer les cuvettes d’intempestives et malodorantes diarrhées, à frotter "les flaques d’urine sèche" d’un chien qui "pisse là où cela lui prend"... Cela donne, sur près de six pages, une séance de ménage particulièrement décapante !
Après les feux de la rampe voici venue la nuit des invisibles. "Dans une société où n’a de valeur que celui qui existe par le travail, je ne suis plus rien, oualou, du vent, tout vaut mieux que moi, même un coin de table". Ces hommes et ces femmes que l’on ne remarque plus, qui disparaissent du décor, les laissés-pour-compte de la société, les déclassés, "marionnettes laissées au bout d’un banc", "les oubliés des périphéries", les pauvres : femmes de ménage, caissières ou OS des Trente glorieuses ; comme son père. La narratrice se découvre autre et cette autre la ramène à sa propre histoire. "La fatalité. Le mektoub. Quarante ans avaient passé, rien n’avait changé". "Sans l’avoir cherché, j’avais convoqué la mémoire", celle d’une fille d’immigrés. Père humble et besogneux, mère aimante mais dépressive. Frappée à jamais par le mal du pays, elle "sèche d’ennui". Comme toutes ces autres femmes venues rejoindre leur immigré de mari, "le temps d’une traversée, elles étaient devenues des étrangères".
L’odeur des planches est un saisissant parcours émotionnels. La pudeur ici est verticale. L’écriture, digne, sent la poudre et n’attend qu’une étincelle pour exploser. Samira Sedira lâche, au sortir d’un paragraphe, la formule qui tombe à pic, décoche la flèche qui file droit au but. L’image qui fige aussi, qui trouble et parfois bouleverse. Un exemple ? Ce dialogue entre la mère et sa fille : "Le jour où je lui ai appris que j’avais rencontré quelqu’un que j’aimais et qui m’aimait, j’avais vingt-deux ans. Un sourire a tremblé sur ses lèvres. Elle m’a demandé en tordant son petit mouchoir brodé entre ses doigts. C’est vrai ce qu’on dit… ? qu’on a le cœur qui bat plus fort… ?"
Ce texte offre au lecteur de toucher du doigt les âmes grises, les entrailles inquiètes et les cœurs aimant d’un père et d’une mère. C’est un langage des corps, de leurs tendres hésitations, des blessures silencieuses. Langage aussi de la "honte" de la déchéance, de la lente "dépossession de soi" qui frappe l’armée éclatée des invisibles. "Cinq heures de ménage ça laisse des traces. Une fois assise, je ne peux plus me lever. (…) La fatigue m’empêche aussi de réfléchir. C’est le plus terrible. Ma tête se vide, s’assèche, rien à y mettre, rien qui s’y passe, un grand hall vide et froid. Et la déprime qui guette, le mépris de soi, la culpabilité. Je ne cesse de me dire que rien n’arrive par hasard, que si je suis réduite à faire des ménages, c’est en partie ma faute".
"J’ai honte, honte de moi, de ma vie, de ma médiocrité. Et puis il y a aussi ce sentiment de n’être rien, de n’avoir rien à partager avec personne, de ne plus faire partie d’aucun groupe, d’aucun clan, de n’être de nulle part". Voilà ce qu’est l’intégration ! Ou plutôt son défaut ! Elle en vient à éviter "les rencontres, les anciennes connaissances, le monde des théâtres". "Je me laisse mourir. Chaque jour, dans le silence mou de mon univers rétréci, je me demande qui je suis".
Entre la mère et la fille passe un fil de tendresse. La mère fut attentive à l’instruction de sa fille, fière de son élévation sociale, "mais dans le même temps elle craignait que je lui échappe. L’instruction, une amie-ennemie, son ravisseur d’enfant".
Aujourd’hui, les deux femmes sont réunies. Chacune fixant un point à l’horizon. La baie d’Oran pour l’une, "la faible lueur d’une servante dans un théâtre désert" pour l’autre.
Mustapha Harzoune
Samira Sedira, L’Odeur des planches, édition La brune au rouergue 2013, 136 pages, 16€.