A l’origine notre père obscur
Troisième roman pour Kaoutar Harchi, après Zone cinglée (Sarbacane 2009) et L’Ampleur du saccage (Actes Sud 2011). A l’origine notre père obscur réintroduit le lecteur dans l’univers romanesque de cette auteure qui affirme et confirme son originalité.
Kaoutar Harchi, c’est d’abord une ambiance, lourde, pesante, du poids d’un malheur ou d’un drame originel. Une ambiance qui grossit d’inquiétudes, oppressante, depuis la première phrase jusqu’au dénuement. Cette littérature brutale, sauvage, laisse toute sa place à notre part commune d’inhumanité. Sismique, elle s’aventure au centre du séisme, là où s’écroulent – pour mieux se reconstruire peut-être - les âmes et les corps. Les descriptions, celles des pulsions, des émois, des déséquilibres - individuels ou sociaux - sont sans fard. Mais pas d’exhibitionnisme. L’écriture charnelle est aussi hétérodoxe et ne flirte jamais avec cet exotisme de bon aloi qui attire le chaland et les bonnes consciences.
Dans chacun de ces trois romans, des thèmes reviennent, se croisent laissant présager si ce n’est une obsession à tout le moins un monde intérieur où la famille, la place de la femme dans la société, les rapports entre sexes, la sexualité, la jeunesse, l’origine… se déploient, sur fond de relégation sociale et de banlieue (Zone cinglée), de tragédie ancrée dans l’histoire franco-algérienne (L’Ampleur du saccage).
Dans A l’origine notre père obscur, la focale se resserre. Aucune référence à un pays, à un lieu, à une histoire, à une temporalité. Ne restent que des hommes et des femmes. En se contractant sur l’individuel, le récit affirme ses visées universelles. L’histoire raconte comment et pourquoi une jeune épouse est enfermée par sa famille d’adoption et son mari dans "la maison des femmes", lieu d’exclusion et de bannissement de toutes celles, accusées, à tort ou à raison, d’avoir sali l’honneur, qui d’un mari ou d’un frère, qui d’un fils ou d’un cousin. D’avoir, en un mot "trahi" cette masse informe, cette bête cruelle, ce précipité de mesquineries et de jalousies que constituent la famille, le groupe, la tribu et toute autre entité ou institution qui se nourrit de la chair et du sang de victimes sacrificielles.
Le récit est porté par la fille de l’épouse réprouvée. L’enfant est née au milieu de ces femmes. Cercle de réconfort. Cercle d’exclusion aussi. Chacune attendant le retour, la clémence de l’oppresseur. Retrouver sa place dans l’ordre rassurant du despote. Comme "La Mère" qui, gagnée peu à peu par la folie, se détourne de sa fille.
A l’origine notre père obscur raconte une quête, une quête d’amour, en direction de "La Mère" d’abord puis de ce "père obscur". Les rapports père-fille occupent une place importante dans la production littéraire récente. Citons, sans exhaustivité, les romans de Sandrine Charlemagne (Mon pays étranger, La Différence, 2012), Yassaman Montazami (Le meilleur des jours, Sabine Wespieser, 2012), Faïza Guène, (Un homme, ça ne pleure pas, Fayard 2014), Carole Zalberg (Feu pour feu, Actes Sud 2014), Shumona Sinha (Calcutta, l’Olivier, 2014) et pour cette rentrée, Minh Tran Huy (Voyageur malgré lui, Flammarion, 2014) ou Catherine Mavrikakis (La Ballade d’Ali Baba, Sabine Wespieser, 2014).
Chez Kaoutar Harchi, cette relation est rythmée par des citations de la Bible placées en exergue de chaque chapitre. La quête d’amour se teintera de rébellion avant de devenir libération : "Oui, tout disparaîtra. Ou plutôt : par son acte – l’acte de la désaffiliation – elle fera tout disparaître et le monde tel qu’ils le connaissent, jamais plus ne sera pareil. Le sang qui coule dans les veines des pères et des fils, le sang de la vengeance, le sang de la guerre, soudain, perdra toute valeur. Et ils auront beau, ce sang, vouloir le faire couler, couler et couler encore, un jour viendra où il ne coulera plus. Car, après l’acte de la jeune femme – cet acte de la rupture -, c’en sera fini de la famille, de son honneur et de sa violence". Cette rupture permettra-t-elle à tous et à chacun d’aller "à la rencontre de qui ils sont" ? Sans doute pas. Mais à coup sûr, elle brisera la malédiction des origines, offrant à la jeune femme l’opportunité de s’affranchir de la Loi, d’élargir son passé et de faire reculer l’horizon. De le rendre moins obscur.
Mustapha Harzoune
Kaoutar Harchi, A l’origine notre père obscur, Actes Sud 2014, 164 pages, 17,80€