La meilleure façon de s’aimer
Le dernier roman de l’auteur et scénariste Akli Tadjer s’ouvre sur une idée originale, reflet des évolutions de la société française : les déboires de Saïd Meziane courtier en assurance, spécialisé dans les contrats en direction des populations musulmanes.
"Le marché de l’islam" constitue un secteur en pleine expansion, une aubaine économique qui offre de quoi se frotter les mains et grossir le portefeuille pour un commercial entreprenant, qui a ses entrées chez les "cousins", et qui n’est pas embêté par la concurrence des collègues de la compagnie. "De la place de Clichy, à la gare du Nord en passant par Barbès Rochechouart et jusqu’aux premiers lacis de la Butte Montmartre, j’assurais boucheries halals, hammams, agences matrimoniales musulmanes, gargotes à kébabs, couscousseries, épiceries arabes, marabouts et quelques associations islamiques d’utilité publique. Je ne ménageais ni mon temps ni ma peine. J’étais ce qu’on appelle un courtier d’élite". Une niche ! que même les Chinois ne lui prendraient pas. Du moins c’est ce que croyait Saïd, car les Chinois sont partout et la pensée unique qui fait la rentabilité plus importante que le simple bien être des salariés, aussi. D’ailleurs, il n’est pas sûr qu’assurer des zigotos qui se font brûler leurs voitures pour un oui ou pour un non soit dès plus rentable…
Mais très vite, avec l’alternance des chapitres qui tantôt donne voix à Saïd, tantôt à sa mère, le sujet du roman se déplace. Exit alors les police d’assurance, place à une chambre d’hôpital où le présent se dérobe au rythme des souvenirs de Fatima, victime d’un AVC, réduit à l’état de légume, enfermée dans son silence. Elle reste pourtant parfaitement consciente et multiplie, in petto, les commentaires sur celles et ceux qui entrent et sortent de sa chambre, s’affairent à son chevet : Mme Décimus et Mme Sorel les deux infirmières, les toubibs, Saïd son fils accompagné par deux fois de Clotilde "une calamité que j’ai détestée à la minute où je l’ai vue" dit-elle. Elle préfèrerait le voir s’accoquiner avec une infirmière.
Quelle est donc La meilleure façon de s’aimer entre un fils et sa mère ? Entre un fils et son père aussi, car "avec le recul des ans, j’ai tout à fait honte de n’avoir pas su lui dire que tout moustachu, tout cabossé, tout soiffard qu’il était, je l’aimais". Ah ! les non-dits irréparables entre père et fils… Le lien entre le fiston et sa maman paraît, de prime abord, plus traditionnel. En apparence du moins. L’amour du fils pour sa mère ne fait pas de doute, l’inverse semble plus ambigu.
Bien sûr, elle le dorlote, le chouchoute, lui prépare son petit couscous hebdomadaire et tout le toutim. "Pourtant, je ne l’ai pas toujours aimé reconnaît-elle. Je peux même dire que je l’ai détesté jusqu’à me faire honte d’être une si mauvaise mère". Au point qu’à la mort accidentelle et stupide - ici ce n’est pas un pléonasme - du père, Saïd demande à sa mère : "Maintenant que papa est mort, est-ce qu’il y aura une place pour moi dans ton cœur ? (…) Je l’ai serré contre mon cœur et, depuis ce jour de deuil, mon fils a été mon unique raison de vivre". Amour ou devoir ? Attachement ou culpabilité ? Toute la question est là.
Akli Tadjer décrit avec pudeur et sensibilité le quotidien de la malade à l’hôpital, les soins administrés avec prévenance ou aversion par telle ou telle des infirmières, les allers et venues du personnel soignant, les douleurs, les vertiges ou les efforts pour se saisir d’un verre d’eau, les espoirs et les déceptions qui varient avec les examens, la télé qui meugle et que Fatima ne peut éteindre… Clouée sur son lit, la mémoire est désormais sa seule et unique richesse. Le seul fil qui la rattache à la vie. A ses souvenirs. Des souvenirs qui la ramènent loin dans le temps : l’Algérie française, la famille Sanchez, un attentat à Alger, l’orphelinat de Bab El-Oued et cette "petite fille en robe jaune" : "il n’y a plus qu’avec elle que je suis bien".
Saïd ignore tout de ce passé et du drame qui, de l’autre côté de la Méditerranée, lui a volé à tout jamais sa mère et son amour. Il ignore aussi comment sur le paquebot Tassili (voilà qui rappelle son premier roman,) Fatima a rencontré Ali et comment ceux qui allaient devenir ses parents ont accepté d’unir leur solitude. En exergue, Akli Tadjer a placé cette phrase de Voltaire : "tout ce qui part du cœur s’inscrit dans la mémoire". Une petite fille en robe jaune occupe toute la mémoire de Fatima. Laissant peu de place pour Saïd. Quelle marque d’amour réconciliera le fils et la mère ? D’où viendra la délivrance pour l’une comme pour l’autre ?
Mustapha Harzoune
Akli Tadjer, La meilleure façon de s’aimer, Jean Claude Lattès, 2012, 284 pages, 18€.