Historique de la revue
Par Philippe Dewitte, ancien rédacteur en chef de Hommes & Migrations (décédé en mai 2005)
En 1947, Jacques Ghys, un père blanc de retour de Tunisie, fonde une association d'entraide et de secours aux Nord-Africains - comme on disait alors - résidant en France. L'Amana (Assistance morale et aide aux Nord-Africains) est essentiellement destinée à l'alphabétisation des travailleurs algériens qui commencent à affluer en France. En effet, en moyenne 100 000 nouveaux émigrants arrivent chaque année d'Algérie dans l'Hexagone entre 1947 et 1960, avec une pointe à presque 200 000 en 1955, soit un solde migratoire total de 300 000 Algériens durant cette période. Au total, 300 000 Maghrébins résident en France en 1954 et plus de 600 000 dix ans plus tard.
Années 40-50 : l'accueil des Maghrébins en France
On dit beaucoup que le modèle d'intégration à la française est aujourd'hui moins performant parce que les institutions qui ont participé le plus activement à l'intégration sont elles-mêmes en crise. En effet, dans le monde du travail, l'insertion s'est en partie faite par le biais de la participation syndicale et par le militantisme politique. Les enfants des immigrés ont intégré la société française par le biais de l'école laïque, puis du service militaire. Les Églises et les institutions religieuses de toutes confessions ont quant à elles joué un rôle important à l'égard des populations catholiques (Italiens et Polonais principalement) mais aussi protestantes et juives.
Mais, dans les années quarante-cinquante, les associations confessionnelles d'aide sociale travaillent presque uniquement en direction des étrangers européens. Les colonisés ne font pas l'objet d'une attention particulière, on n'a pas encore conscience de leur nombre, du fait qu'ils resteront. De plus, ils sont musulmans et donc plus difficiles à toucher par des organisations chrétiennes. De la même façon, le mouvement communiste (parti et syndicats) ne s'intéresse pas encore beaucoup à cette "armée de réserve du capital". L'École ne peut encore jouer aucun rôle puisque les migrants sont avant tout des travailleurs célibataires, l'armée ne peut pas remplir sa fonction intégratrice vis à vis de ces populations qui sont précisément en lutte pour leur indépendance, c'est-à-dire concrètement contre l'armée française.
Ne restent donc que des initiatives individuelles comme celles de l'Amana et du père Jacques Ghys, lui-même arabophone et grand connaisseur de l'Islam et du monde arabe. Parallèlement au travail social en direction des migrants, ce dernier pense que les Français sont ignorants des réalités de l'Islam, du monde arabe, du Maghreb plus particulièrement, et aussi des conditions de vie des travailleurs Nord-Africains en France. Il est alors l'illustration typique de ce que l'on appellerait aujourd'hui un intermédiaire culturel, puisqu'il décide que son rôle consiste d'une part à faire connaître les mécanismes de la société française aux Maghrébins et d'autre part à faire découvrir les réalités arabo-musulmanes aux Français.
Les Cahiers et les Documents nord-africains
En 1950 sont ainsi créées les Études sociales nord-africaines (Esna), destinées à promouvoir la connaissance du Maghreb et qui éditent deux publications parallèles et complémentaires. D'une part, l'hebdomadaire Documents nord-africains reprend des articles informatifs parus dans la presse française et internationale. D'autre part, les Cahiers nord-africains, à périodicité plus irrégulière, au total 103 numéros de 1950 à 1965, publient des études et des dossiers inédits entièrement consacrés à une question spécifique : depuis "La femme musulmane" (n° 27, décembre 1952) jusqu'à la "Présence nord-africaine en Belgique" (n° 48, septembre-octobre 1955) en passant par le "Logement familial des Nord-Africains en France" (n° 54, septembre-octobre 1956) ou "Au-delà des conflits de civilisation" (n° 72, avril-mai 1959). Ce dernier numéro tente déjà de jeter des passerelles culturelles entre le Nord et le Sud de la Méditerranée, parce que l'intégration est une démarche double, qu'elle se fait à deux et que la légitimation de la présence des Maghrébins - et au-delà de tous les immigrés - passe aussi par une meilleure connaissance de l'autre.
On est frappé de constater l'actualité des thèmes abordés à l'époque par les Documents et les Cahiers : lutte contre les clichés réducteurs et dévalorisants attachés à l'islam, accent mis sur les conditions de vie, certitude, déjà, que les migrants ne sont pas de passage. Bien sûr, si les thèmes abordés font irrésistiblement penser aux débats actuels sur l'intégration, le ton adopté, lui, est le reflet de l'air du temps. Le paternalisme inévitable de certains commentaires, le ton "charitable" appartiennent au discours chrétien, mais aussi à l'eurocentrisme, alors encore majoritairement partagé. Ce qui semble gênant aujourd'hui ou peut prêter à sourire constitue néanmoins une avancée par rapport au contexte de l'époque. Car le simple fait de s'intéresser au sort de ces travailleurs invisibles, ignorés par le reste de la société, est en soi le signe d'une vraie solidarité, même si celle-ci est mâtinée d'une bonne conscience qui semble plutôt désuète aujourd'hui. Car entre 1945 et 1960, alors même que l'heure des décolonisations a sonné, l'idée impériale qui assigne à la France une "mission civilisatrice" est encore partagée par le plus grand nombre. Aussi, le simple fait de vouloir faire connaître aux Français l'apport de l'Islam dans le patrimoine de l'humanité est déjà quasiment une prise de position explicite contre la négation des cultures que véhicule l'idée coloniale.
Par ailleurs, les deux revues, bien que dirigées par un religieux catholique, ne seront jamais considérées par leur fondateur comme des publications confessionnelles. Tous les courants de pensée démocratiques s'y expriment et tous les acteurs de l'intégration y ont droit de cité, quelles que soient leurs origines religieuses, culturelles ou politiques ; seuls en sont exclus les extrémistes de tous bords, et plus particulièrement, bien sûr, les racistes et les xénophobes impénitents.
En savoir plus sur les Cahiers nord-africains
L'épreuve de la guerre d'Algérie
Cependant, il est très difficile de connaître la position exacte des Esna à l'égard des indépendances tunisienne et marocaine, et plus encore de la lutte armée algérienne. Les Documents et les Cahiers évitent d'aborder le sujet de front. On expose la richesse culturelle de l'Islam, on aborde les conditions de vie des immigrés algériens mais on le fait par le biais d'études scientifiques, en évitant soigneusement la dénonciation militante du sort réservé aux travailleurs dans les foyers, même si l'on n'en pense sans doute pas moins sur le sujet. On ne publie jamais d'articles directement polémiques et on évite les intervenants trop marqués politiquement, d'un bord ou de l'autre. On préfère la recherche universitaire, qui arrive à dire de manière distanciée ce que souvent les militants politiques ne parviennent pas à faire passer.
L'Amana entend surtout travailler sur le long terme. Dans l'association, on pressent que les immigrés maghrébins, avec ou sans l'indépendance, continueront de venir en France et qu'ils sont appelés pour beaucoup d'entre eux à s'y installer définitivement. Il s'agit alors de préserver l'avenir si l'Amana veut conserver son rôle de passerelle entre les cultures et les peuples des deux côtés de la Méditerranée. Aussi, l'association travaille et agit sur le fil du rasoir, car elle ne doit se couper ni des populations maghrébines, ni des jeunes États indépendants, ni des pouvoirs publics français qu'elle tient informés des réalités sociales, politiques, économiques et culturelles que représente la présence en France de centaines de milliers de Maghrébins.
Parallèlement à ce travail d'information et de réflexion, l'Amana met sur pied des centres d'alphabétisation pour les migrants, maghrébins à l'origine, de toutes origines ensuite. Dans les années soixante, des centaines de travailleurs passent chaque année dans les locaux de l'association. L'Amana édite également de nombreux manuels d'alphabétisation, pour tous les niveaux et spécialement conçus pour un public étranger, ignorant des réalités du pays d'accueil, venant souvent de la campagne et rencontrant des difficultés quotidiennes de vie. Les manuels de l'Amana ne sont pas seulement destinés à enseigner la lecture et l'écriture : ils apprennent ou perfectionnent en langue française (Le français par l'amitié ; J'apprends le français ; Je progresse en français), ils apportent des notions de géométrie (Premiers exercices de dessin industriel), de calcul, d'histoire du pays d'accueil, ils apprennent enfin à maîtriser la vie citadine (Lire la ville ; Éléments d'introduction à la vie moderne), à savoir utiliser les nombreux services sociaux inconnus dans les pays d'origine, bref à savoir se défendre dans une société inconnue, à faciliter l'intégration par la connaissance des droits et des devoirs de chacun.
Années 60-70 : la diversification des migrations
Au début des années soixante, dans un contexte de croissance économique accélérée, les autorités et le patronat français ont de plus en plus besoin de main-d'œuvre étrangère. Or, la guerre d'Algérie et ses séquelles après l'indépendance (forte politisation des Maghrébins jugée dangereuse, racisme anti-maghrébin au zénith, risques de tensions entre les populations immigrées maghrébines et les français, etc.) incitent à chercher des travailleurs dans d'autres pays. L'année 1963 va ainsi voir une arrivée soudaine et massive de travailleurs portugais (85 000 entrées de Portugais de 1949 à 1963, contre presque 300 000 pour la courte période qui va de 1964 à 1968, 1,1 % de la population étrangère en 1954, contre 11,3 % en 1968 et 22 % en 1975), mais aussi, dans une moindre mesure, originaires d'Afrique noire (environ 50 000 en 1962 et 80 000 en 1975).
C'est ce contexte de diversification des origines des migrants qui incite les Esna à s'intéresser à ces nouveaux venus. De "spécialistes du Maghreb", les deux revues deviennent ainsi "spécialistes des phénomènes migratoires" d'où qu'ils viennent. Déjà, le titre des Documents et des Cahiers Nord-Africains était fortement restrictif par rapport aux réalités étudiées, puisque les Cahiers, par exemple, avaient consacré en mai-juin 1964 un dossier (n° 102) à "La main-d’œuvre d'Afrique noire dans le département de la Seine". En 1965, les deux publications sont donc rebaptisées Hommes & Migrations Documents (bimensuel) et Hommes & Migrations Études (trimestriel). Ces deux nouveaux titres fonctionnent sur le même principe de "division des tâches" que les précédents : les Documents publient des articles déjà parus, tandis que les Études publient des études monographiques inédites sous forme de dossiers.
En parcourant aujourd'hui les numéros des années soixante et soixante-dix de Hommes & Migrations, on est cette fois encore frappé par l'actualité des thèmes traités. À peu près aucun des sujets qui seront plus tard sous les feux de la rampe n'est oublié : le logement, la lutte contre les ghettos, les incompréhensions séculaires entre l'Occident et le monde arabe, l'intégration, et même les "secondes générations", sont autant de questions abordées dès la fin des années soixante. Les populations étudiées montrent aussi que les deux revues sont très à l'écoute des tendances nouvelles de l'immigration. Elles n'attendent pas que tout le monde "découvre" telle ou telle population pour en parler, avec empathie et lucidité. Entre 1965 et 1970, les Études présentent des dossiers de bon niveau sur les Africains (1965, n° 104), les Portugais (1965, n° 105), les Gitans (1966), les Turcs (1966, n° 108), les Yougoslaves (1970), etc. Et bien sûr, les Maghrébins sont toujours très représentés dans les Documents comme dans les Études : les Tunisiens dans la région parisienne (1967, n° 109), la migration algérienne (1970)... En 1969, Hommes & Migrations jette un pavé dans la mare en publiant un dossier intitulé "En France, un million d'analphabètes". Le constat fera grincer quelques dents, mais quinze ans plus tard cette réalité ne sera plus niée par personne. Ce genre de dossier symbolise aussi l'évolution de Hommes & Migrations, qui de plus en plus sort des limites étroites de sa "spécialité". Lorsque les deux revues parlent d'illettrés, elles ne se cantonnent pas aux seuls migrants, elle décrivent un phénomène de société qui touche aussi les Français.
Ainsi, même si l'étude des phénomènes migratoires et de leurs conséquences reste au centre de leurs préoccupations, les Études et les Documents deviennent peu à peu des revues de sciences humaines et sociales plus généralistes, ouvertes à un public plus large que celui des seuls praticiens du social et autres "spécialistes de l'immigration". Dans ce domaine également elles font figure de pionnières : quinze ou vingt ans avant que les pouvoirs publics et la société découvrent que ces questions doivent être traitées principalement dans le cadre du "droit commun" si l'on veut éviter les phénomènes de "ghettoïsation", Hommes & Migrations sort du cadre étroit de l'immigration pour la considérer comme une des réalités nouvelles indissociable du reste de la société française, incompréhensible si l'on n'étudie pas aussi le contexte général dans lequel elle s'inscrit.
Années 80-90 : l'immigration au coeur des débats de société
En juin 1991, le père Jacques Ghys décède, à l'âge de soixante dix-sept ans, après cinquante années d'action sociale au service des migrants. La revue continue alors sa longue histoire sans son fondateur mais en respectant l'idéal d'indépendance, de pluralisme et de pondération qui l'a toujours habité.
En effet, la revue Hommes & Migrations, devenue bimestrielle en 1997, garde de son histoire et des enseignements de Jacques Ghys un goût prononcé pour la pluralité des opinions, pour l'absence revendiquée de "ligne politique" et pour le débat contradictoire. Elle conserve également une volonté délibérée de mélanger les genres et les regards : s'y expriment aussi bien des universitaires que des praticiens de terrain, des militants associatifs et des droits de l'homme que des représentants des pouvoirs publics, des journalistes que des travailleurs sociaux ou des enseignants. Contre vents et marées elle maintient son cap d'origine, délibérément pluridisciplinaire, éclectique diront certains : les critiques de littérature ou d'arts plastiques des chroniques font suite à des reportages journalistiques, à des réflexions de fond de type universitaire ou à des relations d'expériences de terrain par des militants associatifs ou des travailleurs sociaux.
Depuis l'été 1999, l'association Amana est adhérente du GIP (Groupement d'intérêt public) Adri (Agence pour le développement des relations interculturelles) et membre de son conseil d'administration depuis 2001. L'Amana conserve un droit moral sur le devenir et l'indépendance éditoriale de Hommes & Migrations, mais celle-ci est désormais éditée dans le cadre du Gip. La continuité du travail effectué par Hommes & Migrations s'exprime au travers de ses structures éditoriales (équipe de permanents et comité de rédaction), qui restent inchangées et qui sont garantes de l'indépendance de la revue.
Enfin, ce partenariat avec l’Adri favorisera des synergies entre les différents périodiques édités dans le cadre du Gip. En effet, celui-ci offre désormais un éventail de publications complémentaires, allant de la revue de réflexion et d'analyse bimestrielle (Hommes & Migrations) au bulletin bimensuel d'informations (Adri-Info), en passant par la revue de presse hebdomadaire (Adri-Presse) et les diverses synthèses d'études (Migrations Études, Le Point sur).
Fidélité au passé ne veut pas dire passéisme ou immobilisme ; aujourd'hui, Hommes & Migrations est plus que jamais tourné vers l'avenir. La revue créée il y a un demi-siècle par le père Jacques Ghys poursuit son travail d'analyse, de réflexion et d'information, et continue d'accueillir tous les courants de pensée, pourvu qu'ils soient résolument engagés dans la lutte contre le racisme, la xénophobie et les exclusions de toutes sortes. Comme toujours, elle évite les polémiques stériles ; pour autant, elle ne recherche pas un consensus à tout prix, trop souvent synonyme de conformisme.
Le XXIe siècle verra à coup sûr des transformations importantes dans la manière dont on abordera les phénomènes migratoires et leurs conséquences. Au sein du Gip Adri, la plus ancienne des revues traitant de ces questions aborde le siècle nouveau avec la même volonté que par le passé de comprendre, d'expliquer et d'accompagner ces évolutions.
Pour en savoir plus :
- Les 50 ans de la revue Hommes & Migrations : parcours dans les archives de la revue
- Historien, rédacteur en chef de la revue de 1989 à 2005, Philippe Dewitte est décédé en mai 2005. La revue lui a consacré un numéro hommage fin 2005 : Trajectoire d'un intellectuel engagé. Hommage à Philippe Dewitte
Les articles de la revue sont accessibles en version numérique et en texte intégral :
- sur Persée, pour les numéros publiés entre 1987 et 2008,
- et sur Revues.org, pour les numéros publiés depuis 2008 (avec un délai de restriction de trois ans).
Dans le cadre de l'accord de diffusion commerciale entre la revue, le Cléo et Cairn, les dossiers des trois dernières années sont accessibles via abonnement/accès payant sur le portail Cairn.