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Le chemin des morts

Ecrivain plusieurs fois primé, François Sureau est aussi avocat au barreau de Paris. Ancien membre du Conseil d’Etat, il fit ses classes comme rapporteur à la Commission des recours des réfugiés (devenue Cours nationale du droit d’asile) où il fut en charge de quelques dossiers de demande d’asile en France. Dans ce court récit, il revient sur l’une de ses décisions, parmi les toutes dernières, qu’il prit et qui n’a cessée depuis de le hanter. "Je me suis demandé depuis, presque chaque jour, si j’aurais pu rédiger autre chose que ce que j’avais écrit"

Nous sommes au début des années 80. L’Espagne tourne le dos au franquisme et ouvre une nouvelle page de son histoire : la démocratie s’installe. En théorie, les raisons pour les opposants au franquisme de bénéficier du statut de réfugié s’amenuisent. Giscard d’Estaing décida même de ne plus accorder ce statut aux Basques espagnols. Tel était l’état d’esprit du moment : faire confiance à la jeune démocratie espagnole. Tout cela coïncidant parfaitement avec l’obsession née aux alentours de l’année 1974 de maîtriser les flux migratoires, il n’y avait vraiment pas lieu pour les responsables politiques d’asticoter les consciences.
Pourtant, près de dix ans après la mort de Franco, des Basques espagnols continuaient de déposer des dossiers à la Commission des recours. Javier Ibarrategui était de ceux-là. Ex responsable de l’ETA, il était arrivé en France en 1969. Depuis, l’homme s’était rangé du militantisme et avait obtenu le statut de réfugié, statut provisoire qui peut être retiré si des changements politiques surviennent dans le pays d’origine ou évolué si le réfugié obtient sa naturalisation.

L’auteur rappelle que pour Georges Dreyfus, le président de la section où il officiait comme rapporteur, "l’indifférence" représente la faute impardonnable. Aussi, avant de proposer d’accepter ou de rejeter une demande, François Sureau prend le temps de se documenter, se plonge dans l’histoire et la situation politique du pays dont sont originaires les demandeurs d’asile. Mais, à l’époque des faits, l’asile n’est accordé qu’aux personnes directement persécutées par l’Etat. "Les règles de droit étaient claires" : il était alors difficile de "considérer les menaces d’une organisation occulte bénéficiant du soutien caché de l’Etat, ou même de tenir compte du fait que les autorités judiciaires d’un Etat pussent se révéler impuissantes à protéger un citoyen contre de telles menaces" écrit François Sureau. La jurisprudence et les décisions politiques allaient sceller le destin d’Ibarrategui. François Sureau propose de rejeter sa demande.

Et pourtant, il avait été alerté. Par hasard d’abord, comme une apostrophe du destin, dans un bistro où un Basque s’épanchait sur la situation en Espagne. Plus tard, c’est un ami qui lui parle des anciens réseaux de la police franquiste, des groupes parallèles qui continuaient leurs activités et assassinaient les opposants d’hier. Enfin, au cours de cette ultime session où le dossier d’Ibarrategui était à l’ordre du jour, les arguments avancés par l’assesseur désignée par le haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés en faveur du Basque, ne seront pas entendus. Rien ne permettait alors de prouver que l’Etat espagnol armait en secret ces groupuscules, c’est du moins ce qui a prévalu.
Le même jour la commission accordait le statut de réfugié à un Zaïrois dont on allait découvrir plus tard qu’il en était à sa troisième demande et qu’il avait ainsi obtenu par trois fois le statut de réfugié, sous des identités à chaque fois différentes. Comme il l’avait annoncé aux membres de la commission, Javier Ibarrategui s’en est allé, lui, à son destin. Il sera exécuté sur une place à Pampelune par deux hommes en moto. François Sureau ignore quel chemin a emprunté Ibarrategui après sa mort, ce chemin des morts qui, dans la culture basque, relie la maison du défunt au cimetière

Si l’on tente de tirer de ces quelques dizaines de pages, un enseignement général, une leçon utile à tous et à chacun - avec les précautions qui s’imposent pour ne pas utiliser à mauvais escient une conscience mise à nue -, peut-être conviendrait-il de retenir que le droit d’asile peut vaciller sous l’effet des incertitudes, individuelles notamment, sous l’effet aussi d’une jurisprudence parfois inadaptée et surtout des velléités politiques qui, lorsqu’elles font de ce droit une variable des politiques migratoires, le détournent de sa raison d’être. C’est alors que grandit le risque de refouler des demandeurs d’asile jusque sur le chemin des morts quand d’autres seront condamnés à rechercher, dans les méandres et les blessures de la conscience, les traces de ce chemin.

Mustapha Harzoune 

François Sureau, Le chemin des morts, Gallimard 2013, 55 pages, 7,50 euros