Le hareng et le saxophone
Quand une juive européenne, appartenant à une famille dotée d’un "admirable pedigree" et pour qui l’histoire compte, rencontre un juif américain issu, lui, d’une lignée qui ne retient du passé que le strict nécessaire pour se projeter dans le futur, de deux choses l’une : ou bien les relations seront empreintes de tensions ou l’humour fera son œuvre. Sylvie Weil - qui campe ici la "frenchie" enamourée et la belle fille sous contrôle d’une intrusive belle-mère - intelligente et subtile, curieuse des gens et de leur histoire, opte d’entrée pour la distance amusée, un regard tendre mais décalé, un brin décentré. "Je sens que mes relations avec ma belle-mère vont être intéressante" écrit-elle.
Sylvie, tout juste déparquée à New York, et Eric Weitzner se sont mariés fissa et en catimini au grand dam de Molly Weitzner née Shackman, la mère de son dorénavant psychologue de mari. "Sept minutes" auront suffi pour plonger Sylvie dans le bain de la famille Shackman. Une famille de réfugiés juifs ukrainiens de la région d’Ouman où la tombe de Rabbi Nahman de Breslev est devenue aujourd’hui un lieu de pèlerinage. Les premiers Shackman débarquent en Amérique du Nord au début du XXe siècle, fuyant les pogroms et les conscriptions russes.
Sylvie et Eric s’installent dans le Bronx, dans un appartement doté d’un "sunken living room" - autrement dit, pour passer au salon il faut descendre quelques marches. Leurs voisins, ceux qui constitueront "la tribu" de Sylvie, sont des rescapés des camps nazis qui ne se parlent pas parce qu’ils partagent trop de souvenirs ou de vieilles dames qui, alignées sur des chaises pliantes le long des trottoirs, forment le cercle des "vigilantes", radars bienveillants et bavards du quartier.
Les Shackman eux sont de Brooklyn. C’est dans et de ce quartier de briques rouges où ils ont posé leurs valises, que la famille a grandi, s’est élargie, a prospéré et essaimé au rythme des naissances, des mariages, des parcours professionnels et des déménagements. Si la lignée des Shackman, comme le nom l’indique, commence avec un joueur d’échec, un orphelin de neuf ans, son développement devra beaucoup au hareng, à son commerce en Ukraine d’abord, à New York ensuite. Pour raconter l’histoire des Shackman, Sylvie Weil remonte jusqu’en 1810, six générations en arrière, brossant le tableau des communautés juives d’Europe de l’Est, celui de l’exil juif du XIXe et du début du XXe siècle, de la Seconde Guerre mondiale, de l’arrivée et de l’installation aux Etats-Unis, s’arrêtant sur les évolutions identitaires, les dialogue de la tradition et de la modernité, la dissolution des plus jeunes "dans le melting pot" nord américain au grand dam des anciens, les différences aussi qui, comme toutes communautés, traversent les juifs new-yorkais : "un nouvel arrivée ne s’installe pas n’importe où. Un homme originaire d’Ouman ne va pas vivre parmi les yekkes, les juifs allemands qui, regroupés dans certain quartier de Manhattan, crachent leur mépris sur tout ce qui parle yiddish".
L’auteure croise les épisodes de l’histoire lointaine et ceux de l’exil new-yorkais, l’histoire collective et la saga familiale dominée notamment par la figure des arrières grands parents, le beau et lumineux couple formé par Shmïel-Haïm et Esther, et celle des grands parents, Guédalia et Rievka. Quant à Clara, celle qui deviendra la yiddish mameh de l’auteure, c’est elle qui porte une partie de la mémoire du clan.
Sylvie Weil reconstitue la vie des Shackman cette "puissante machine à oublier". Pourquoi d’ailleurs ressasser quand on est en Amérique et qu’ici les "circonstances" commandent d’aller de l’avant ? "L’esprit d’initiative", "l’efficacité" propres à cette terre d’accueil pour qui chaque vendredi soir on lit la prière "spetziel far Amerika" obligent à réussir quitte à violer le shabbat et à proposer à une clientèle élargie du jambon et du bacon en sus des traditionnels filets de harengs, des pickels et autre langue fumée ! "Après s’être transporter, il faut se transformer".
"Il est loin maintenant, le petit poisson fidèle, peut-être un hareng, mais différent de tous les autres, qui venait chaque jour se faire prendre dans les filets de Grisha. Des générations de Shackman lui devront leur existence et certain lui seront reconnaissant à ce mystérieux poisson qui a permis à l’arrière-grand-parent et à sa tribu de quitter le vieux pays et de voguer confortablement, en classe cabine, vers le Nouveau Monde où ils se multiplieront comme les étoiles dans le ciel et les grains de sable au bord de la mer". Quant au saxophone, c’est celui de Sam, le beau-père et le mari effacé de la débordante Molly. En 1929, la crise l’obligea à le vendre, il fallait bien manger. Son mariage avec une Molly réfractaire, le contraignit à faire le deuil de l’instrument et de ses velléités musicales. Il fallait bien vivre en paix.
Par petites touches, en glanant les souvenirs des uns et des autres, en exhumant de rares documents, en rapportant les péripéties de sa nouvelle vie, Sylvie Weil reconstitue le "puzzle Shackman", les trajectoires et les bifurcations d’une famille d’exilés juifs qui racontent aussi un pan de l’histoire européenne et de l’histoire de l’immigration aux Etats-Unis. L’écriture, distancée, tendre, drôle, corsée ici ou là d’une pincée d’ironie ou de gravité, constitue le sel de cette chronique rapportée à hauteur d’hommes. Ce qui rend le récit vivant et ses personnages proches.
Mustapha Harzoune
Sylvie Weil, Le hareng et le saxophone, Buchet-Chastel, 2013, 496 pages, 23 euros.