Le royaume sans racines
"C’était cela l’Europe, une double journée de travail, une vie sociale réduite à néant, les quolibets de ceux qui avaient l’avantage d’être du coin, un ciel bas et pesant et des enfants que l’on perdait, soit parce qu’ils étaient malencontreusement tués, soit parce qu’ils dérivaient doucement hors de votre culture. Est-ce que les candidats au départ savaient tout cela ? Quand bien même l’eussent-ils su, cela les aurait-il empêché de continuer à rêver ? Certainement pas. Car c’était ça, l’Europe : un rêve".
Ce Royaume sans racines, le deuxième roman de Sema Kiliçkaya est bien sûr celui de la migration et de l’exil, ici décliné dans sa version turque. Les lecteurs du Chant des tourterelles (L’Arganier 2009) retrouveront le couple Souane et Sévime qui, après avoir été spolié par le frère et la belle-soeur de Souane, s’est résolu à partir. Ils ont choisi la France plutôt que l’Allemagne même si quelques doutes assaillent le ménage sur le bien fondé de ce choix.
Sema Kiliçkaya raconte l’installation de cette première génération d’immigrés turcs, l’arrivée des épouses et la découverte du "dur pépin de la réalité" : l’exil ressenti jusque dans sa chair comme une "régression". Avec la naissance des enfants, à commencer ici par l’aînée, Zora, elle évoque les inévitables bifurcations générationnelles qui, bon gré mal gré, de manière plus ou moins rapide, traversent toutes les migrations. Bifurcations qui seront aussi portées par ces "bâtards", les enfants des premiers couples mixtes, comme ceux formés par Mesrour, l’insatiable et scandaleux coureur de jupons, avec la "mécréante" Martine d’abord puis avec Fouzia l’algérienne. Mais l’envol des générations vers "la découverte du monde" butte sur la "crainte" atavique de "tous les parents immigrés"» : "voir son enfant gagné à l’autre culture et perdu à la sienne", de cette "peur viscérale" "naîtrait la tentation de la geôle protectrice". "Pour protéger sa descendance, on allait ériger des murs, bâtir des forteresses. La famille allait devenir cellule". Pour se protéger de ces coutumes et de ces racines, qui sont aussi les siennes, Zora, se laissera grossir comme pour s’enfermer "dans une forteresse alimentaire".
Cet exil turc, fut-il décliné ici dans sa version alévie, ne diffère guère des autres : Souane est un "immigré modèle", travailleur invisible et silencieux, "jusqu’à l’écrasement. Jusqu’à l’effacement". Il incarne cet impossible enracinement d’une génération qui pourtant, en donnant la vie, porte, malgré elle, les bourgeons du renouveau. Sema Kiliçkaya raconte les premières évolutions, les premières transgressions, les libertés inconnues et les conflits intérieurs, la difficulté de jongler avec des repères autres, des fidélités nouvelles et parfois contradictoires… Pour adoucir le "hasret", la nostalgie qui exprime le mal du pays, la famille embarque dans la voiture conduite par Mesrour pour des vacances turques. La cohorte des exilés turcs s’en revient au pays par la route E5, "la route qui défait l’exil", longue, difficile, périlleuse, éprouvante pour les nerfs et pour les corps, route aux multiples frontières et contrôles gages d’autant d’attente, de taxes et de bakchichs. "Tentative de retourner le temps"», la route E5 est aussi "Yol djanavari, le monstre, l’ogre de la route. La route engloutisseuse. Dévoreuse de vies. Dérobeuse d’âmes".
L’immigration a beau durer, les familles s’installer, rien n’y fait ! Le mythe du retour reste, au moins pour les hommes de la première génération, un "rêve" : "Un rêve qui appartenait à Souane, à Hassane, à Ali, à Mesrour et à bien d’autres. Un rêve collectif, universel, qui n’était particulier que dans ses infimes détails et qui nimbait leur existence de l’aura des grands mythes. Un rêve que Zora refusait de faire sien". Ce "rêve" se matérialisera par la vaine acquisition, au bled comme on dit ailleurs, d’une petite boutique où personne n’ira… "Cet acte de propriété que tu chérissais comme la prunelle de tes yeux était acte fondateur qui légitimait ton exil" dira plus tard la fille à son père.
Sema Kiliçkaya s’applique, à travers ses personnages et la description de leur quotidien, à démonter quelques préjugés, ainsi de l’impossible amitié entre Turcs et Arméniens. Elle insiste sur la diversité culturelle, religieuse et linguistique des migrations turques. Dans cette "tour de Babel" que constitue l’immeuble Alizé des HLM du Petit-Bois, un quartier excentré du centre ville, elle évoque le "sentiment de supériorité" des Turcs qui, à la différence des immigrés maghrébins et autres africains, ci-devant "vassaux de la France", se targuent eux d’une histoire nationale glorieuse et d’un passé prestigieux. Elle dénonce, parfois de manière par trop démonstrative, le sort fait aux femmes et les mentalités d’un autre âge. Elle montre le désir féminin, expose les désillusions des unes et des autres et les ruptures au quotidien - par le suicide, la séparation ou la transgression. Le royaume sans racines est un hymne aux libertés, à la condamnation des enfermements communautaires ou religieux, qui sévissent jusque au sein des communautés turques. L’identité ici est hybride, composite : "L’identité, tout comme le mot, ne pouvait être réduite à une unique définition. Tel un miroir à multiples facettes, elle donnait de la réalité divers reflets". Enfin et peut-être surtout, la laïcité et l’école ouvrent la voie de l’émancipation : "Zora avait décidé qu’elle échapperait à son destin de fille de culture musulmane grâce à l’école. Sa seule porte de sortie, pensait-elle, était les études".
L’empathie de l’auteure pour ses personnages ne parvient pas à effacer parfois une impression d’inventaire - renforcée par les multiples et courts chapitres - sur les heurs et malheurs de l’exil. De ce fait, Le royaume sans racines n’a pas le souffle, le dynamisme et l’énergie du premier roman. Pour autant, le lecteur retrouvera l’écriture de Sema Kiliçkaya, fidèle aux contes, aux traditions et expressions populaires, une écriture empreinte de poésie, attentive au monde de l’enfance, aux dialogues et enchevêtrements des langues - turque, arabe ou française. D’ailleurs, la "naissance" de Zora à la langue française bousculera les légitimités : "l’entrée de l’enfant dans l’écrit marqua la reddition de la parole du père".
Mustapha Harzoune
Sema Kiliçkaya, Le royaume sans racines, In Octavo éditions, 2013, 359 pages, 20,50 €.