Les Désorientés
Dans Les Désorientés, Adam, professeur d’histoire exilé en France depuis une vingtaine d’années, s’en retourne pour la première fois vers le pays où il est né. Mourad, un ami d’enfance, se meurt et le réclame à son chevet. Il arrivera trop tard.
Le 25 avril dernier, le ministre de l'Intérieur libanais a enregistré le contrat de mariage civil de Nidal Darwich et Khouloud Soukkarieh, un coupe mixte, chiite et sunnite. L’union civile, célébrée in situ en janvier dernier, fut condamnée par moult dignitaires religieux et hommes politiques de ce Liban réputé pour son libéralisme et son ouverture. Jusque-là, la loi ne reconnaissait que les mariages civils contractés à l’étranger, dans la voisine île chypriote en particulier. "Dans le cadre de leur combat laïque, Khouloud et Nidal ont demandé, conformément à une loi datant de 2011, à supprimer de leur état civil la mention de leurs confessions sunnite et chiite. "Ils ont décidé de se présenter devant l'Etat libanais en tant que citoyen et non en tant que membre de telle ou telle confession" a déclaré leur avocat" rapporte Le Monde (26 avril). L’initiative n’est pas du goût des autorités religieuses du pays qui comprend pas moins de dix-huit confessions, lesquelles refusent que l’on vienne marcher sur leurs plates-bandes et entendent continuer à administrer les mariages, divorces et héritages de leurs ouailles et accessoirement leur conscience, leur marge de liberté et sans doute leur vie tout entière.
Cette information montre à quel point le dernier roman d’Amin Maalouf comme le regard et l’acuité intellectuelle de l’auteur sont au diapason de la marche (chaotique) du monde. Dans Les Désorientés, Adam, professeur d’histoire exilé en France depuis une vingtaine d’années, s’en retourne pour la première fois vers le pays où il est né. Mourad, un ami d’enfance, se meurt et le réclame à son chevet. Il arrivera trop tard ; la mort lui aura éviter cette ultime rencontre. La guerre a séparé les deux hommes. Adam à la différence de Mourad refuse, justement, ces logiques d’enfermement communautaire et du tout religieux qui interdisent aux hommes de vivre. Dans cette ville où il est né, que l’on peut supposer être Beyrouth, même si le nom n’est jamais cité, Adam revisite son passé, celui d’une jeunesse et de ses illusions. Il en devient le mémorialiste et l’artisan d’un improbable projet : réunir le cercle que ces amis et lui constituaient, vingt-cinq ans plus tôt, un cercle bigarré, aux appartenances confessionnelles multiples, où "aucun d’entre nous ne ressemblait à sa communauté" et où, pour citer une exilée chinoise en terre canadienne, le monde avait peut-être une chance d’être sauvé parce qu’on y distinguait moins "entre les groupes qu’entre les individus" (Yin Cheng). Adam va s’appliquer à les réunir "comme si rien n’avait changé", malgré la guerre et les vents de l’histoire qui ont emporté les rêves d’une génération et éparpiller les compagnons d’hier.
Il les retrouve, tous, à l’exception de Bilal, l’"être pur", devenu milicien pour des raisons tout littéraires et tombé sans avoir tiré un seul coup de feu. Il renoue avec Sémiramis, Nidal, le frère de Bilal, devenu islamiste, Ramzi, qui vit retiré dans un monastère sous le nom de frère Bazile, Ramez, ingénieur richissime installé à Amman, Naïm le juif exilé à Sao Paulo et Albert, l’homosexuel qui a fui aux USA. Il y a aussi Tania, la veuve de Mourad.
Sur un carnet, Adam raconte le passé de chacun et le sien, rapporte les trajectoires des uns et des autres, scande en 16 jours, les étapes d’un "pèlerinage inutile", tant le retour vers le futur d’une génération est impossible. Adam, voit en son prénom, non pas le signe d’une humanité naissante mais celui d’une humanité qui s’éteint : "le mémorialiste est pour les siens un traite, ou tout au moins un fossoyeur. Tous les mots affectueux qui viennent sous ma plume sont des baisers de mort". Ainsi, on ne revient pas en arrière et l’histoire a dicté sa loi, faisant passer le monde, à tout le moins une génération, du "rêve" à "l’enfer".
Les thèmes des discussions entre les personnages des Désorientés sont connus : l’omniprésence envahissante des religions, les fragmentations communautaires et identitaires, la place de la civilisation arabe dans la marche du monde, la supériorité voire le mépris de l’Occident pour cette partie de la planète, la liberté individuelle, celle des corps et des cœurs, la liberté de conscience, la laïcité… Amin Maalouf en ajoute au moins deux autres, nouveaux semble t-il, dans son œuvre : celui de la guerre (ou plutôt "des guerres" écrit-il) du Liban (jamais cité) et celui de l’exil comme figure de la trahison. Mourad qui s’est fourvoyé dans ce conflit, est resté au Liban quand Adam est parti, ce qui fait de l’un, "un coupable" et de l’autre, "un exilé". Tania, veuve fidèle et revêche, parle de "trahison" et daube sur la bonne conscience des exilés : "la question n’est pas de savoir ce que tu aurais fait si tu étais resté. La question est de savoir ce que serait devenu le pays si tout le monde était parti, comme toi. Nous aurions tous gardé les mains propres, mais à Paris (…)". Ce à quoi Amin Maalouf fait dire à Adam : "Tout homme a le droit de partir, c’est son pays qui doit le persuader de rester (…)". Ces propos sont à rapprocher de ceux du romancier sino-américain Ha Jin dans La liberté de vivre (Seuil, 2011). Quant à Adam, s’il n’est jamais retourné au Liban, ce n’est pas par nostalgie : "de la disparition du passé, on se console finalement, c’est de la disparition de l’avenir qu’on ne se remet pas". Klaus Mann, en son temps, fit de son bannissement une marque d’"honneur" et à propos de ceux qui en Allemagne présidaient aux destinées du pays, il écrivait qu’"une culture qui serait reconstruite par ceux-là ferait mieux de rester sous les décombres" (Contre la barbarie 1925 – 1948, Phébus, 2009). Exit donc la caricature de l’émigré réduit à une figure passive et plaintive, déversant un tombereau de larmes sur un pays et un passé.
Plusieurs registres sont utilisés par Amin Maalouf pour raconter cette histoire : le journal d’Adam, les courriers et photos conservés, les mails échangés avec Albert et Naïm et les dialogues nombreux. Malgré cet assemblage incertain et des échanges entre les personnages souvent affectés, le roman de 520 pages captive. Il y a l’intrigue et l’incertitude du dénouement. Il y a aussi la force du propos jeté à la face d’une histoire qui semble triompher. Pourtant, "quand viendra mon tour, je tomberai comme un tronc, sans avoir plié, et en répétant à qui voudra l'entendre : c'est moi qui ai raison et c'est l'histoire qui a tort !" écrit Adam. Comme ce sont sans doute Nidal Darwich et Khouloud Soukkarieh qui ont raison, même s’ils semblent aller à contre sens d’un pays et d’un monde désorientés. Ce sont eux et des romanciers comme Amin Maalouf qui aident leurs semblables à remettre ce monde "en sursis" sur les rails.
Mustapha Harzoune
Amin Maalouf, Les Désorientés, Grasset 2012, 520 pages, 22€.