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Les Espagnols en France, Une vie au-delà des Pyrénées

Dans Les Espagnols en France, Une vie au-delà des Pyrénées, Didier Debord et Bruno Vargas reviennent sur l’immigration hispanique au XXe siècle. Ils le font à l’aide d’une présentation générale, de témoignages et de portraits de Français d’origine espagnole, et ce, sur trois générations.

Quelques 6 000 Tunisiens échouent à Lampedusa, patraques mais saufs, et, dans la basse-cour républicaine, le chœur des volailles de mauvais augure s’en va répandre la peur et exciter les pires inclinations des gallinacés tricolores, fragiles et fragilisées. Imaginez, 6 000 clandestins sur les terres européennes ! Déjà 460 gugusses, basanés, hirsutes et mahométans, en quête de travail, ont été interpellés du côté de Nice. Cinq Tunisiens, deux Libyens et un Égyptien ont été appréhendés Gare de Lyon à Paris en ce début du mois de mars. Comme chantait le grand Reggiani, on pourrait croire que "les loups sont entrés dans Paris". Brrr ! Cela fait froid dans le dos, non ? L’anxiété grimpe et la raison se débine. On a beau aligner les chiffres (la Tunisie accueillent 200 000 exilés, les réfugiés sont donc et d’abord au Sud et quid aussi, en France et en Italie, des retours, volontaires ou contraints ?) ; on a beau rêver d’aubes nouvelles nées avec ce "Printemps arabe", tout le monde s’en fout ! Alors, il faut peut-être jeter un coup d’œil à l’Histoire pour se rassurer et rassurer. Les Français en sont tellement friands…
Dans Les Espagnols en France, Une vie au-delà des Pyrénées, Didier Debord et Bruno Vargas reviennent justement sur l’immigration hispanique au XXe siècle. Ils le font à l’aide d’une présentation générale, de témoignages et de portraits de Français d’origine espagnole, et ce, sur trois générations.
Que représentent ces 6 000 Tunisiens de Lampedusa et plus encore ces quelques centaines d’autres arrivées en France comparés au 45 000 Espagnols qui, en 1938, passent la frontière pour échapper à la soldatesque franquiste ? Et que dire des 465 000 qui, à partir de janvier 1939, franchissent, vaille que vaille, la barrière pyrénéenne ? Après la "trahison" du Front populaire, explique Bruno Vargas, maître de conférence en civilisation espagnoles et membre de l’équipe CNRS-FRAMESPA de l’université Toulouse II, les autorités françaises ont essayé de leur refuser l’entrée du territoire. Les élans pour "les droits humains" de la France républicaine (et officielle) trouvent à s’épancher dans les discours et moins dans le dévouement réel, la solidarité et le sacrifice. Le gouvernement français aurait bien aimé une "zone libre en territoire espagnol" - l’externalisation avant la lettre ? - mais la pression a été plus forte. Et c’est dans une impréparation totale, dans l’urgence, que ces centaines de milliers d’Espagnols seront traités, et non pas accueillis, parqués, enfermés, dispersés ou renvoyés. On connaît la triste histoire et le triste sort des dignes et vaillants Républicains d’Espagne. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, entre les retours en Espagne, les exils vers l’Amérique lointaine, les camps d’exterminations nazis et les combats contre l’occupant, ils ne sont plus que 100 000 rescapés.
C’est cette histoire, et celle des différentes migrations économiques en provenance de l’Espagne voisine, qui est donnée à revisiter ici. L’originalité de ce livre est de faire suivre une présentation, générale et savante, des témoignages et de portraits des acteurs eux-mêmes et de leurs descendants. Une histoire de l’immigration en chair et en os en quelque sorte, une immigration à visage humain, loin des abstractions parfois assassines et électoralistes. Ces hommes et ces femmes, tirés de l’anonymat, donnent à comprendre en quoi l’histoire de l’immigration est partie intégrante de l’histoire nationale. Ici, Mariano, 97 ans en 2009 et José Antonio Alonso, le Commandant Robert du maquis de l’Ariège évoquent l’arrivée en France, la résistance ou l’intégration par le travail. Angèle Bettini del Rio incarne elle, malgré l’âge, l’infatigable militantisme de ces hommes et de ces femmes, rappelant le personnage d’Antonio, dans Antoine et Isabelle, le dernier Vincent Borel (Sabine Wespieser 2010). Avec les plus jeunes, Marie-Louise Roubeaud, arrivée à Toulouse en 1939 à l’âge de trois mois ou Elisa Martin Pradel, née en 1962 à Toulouse, il est question de culpabilité, du labyrinthe des héritages, de quête identitaire ou de double culture.
La mémoire espagnole aurait pu être, comme tant d’autres, victimaire et vindicative. Il n’en fut rien. Comme disait Ernest Renan, "l'essence d'une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses." Les Espagnols de France n’ont pas eu la mémoire tapageuse. Comme le montrent les auteurs, ils ont choisi de s’engager sur la voie de l’intégration et de la réussite scolaire. Avec l’Espagne voisine, avec la langue et la culture d’origine, il ont gardé le contact via un tissu associatif et culturel dense et efficace. Une façon simple et discrète aussi de ne pas oublier les valeurs défendues, de rappeler le sacrifice des aînés et de poser un regard serein et lucide sur les injustices subies.
Il s’agit là du premier livre d’une toute nouvelle collection, intitulée Exils et consacrée aux immigrations en France, lancée par les éditions de l’Attribut, sises à Toulouse. Après les Espagnols, vient de sortir Les Arméniens, Du chaos à la reconnaissance, écrit par Anouche Kunth et Claire Mouradian.

Mustapha Harzoune

Didier Debord et Bruno Vargas, Les Espagnols en France, Une vie au-delà des Pyrénées, éditions de l’Attribut, 120 pages, 21 €.