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Les Fils du Jour

Les Fils du Jour est une chevauchée endiablée dans l’histoire algérienne, depuis la pénétration coloniale jusqu’au lendemain de la reddition de l’émir Abdelkader ; depuis l’Oranie jusqu’à Fez au Maroc, en passant par le Soudan, l’Egypte, la Mecque, Le Caire ou Alexandrie.

La défaite ouvre le temps de la résignation pour les uns, l’attente patiente de jours meilleurs pour les autres, ces jours où le rapport des forces finira bien par s’inverser, la justice et la paix revenir : "Ne parlez pas de respect, capitaine. Aujourd’hui, vous êtes sur notre terre et vous avez la force. Vous nous avez vaincus certes, mais n’oubliez pas : nous avons notre honneur et ne vous laisserons pas le piétiner. Le désordre causé par votre présence est pire que toutes les calamités".

C’est le point de vue algérien que l’on entend ici. C’est aussi côté algérien que se dessinent les contours d’un amour transfrontière, transculturel et transreligieux. L’amour entre une jeune espagnole, Agathe, devenue H’jira, et Hadj ould Moussa le fils du chef de la tribu des Fils du jour. Dans ce roman, Yahia Belaskri maitrise parfaitement tempo et propos. Tout à son aise dans la restitution des grands tableaux - historique et spatial - et l’exposé des enjeux politiques et moraux, il semble plus emprunté, un brin démonstratif dans l’intimité amoureuse.

C’est donc sous la plume inspirée de Belaskri que l’histoire se déploie avec son lot d’injustices, de violences et de barbaries : "Finalement, nous sommes défaits et livrés à ces sauvages venus d’ailleurs. Savez-vous, ma chère H’jira, ce qu’est un barbare ? Celui qui ne reconnaît pas l’humanité de l’autre, celui qui fait preuve de cruauté. Qui est barbare ? Moi qui écrit des poèmes pour dire la beauté et la célébrer ? Ou les généraux français qui ont conquis notre territoire à coups de canon, tuent femmes, enfants et hommes, sans distinction, les enfument, les enterrent vivants, leur tirent dans le dos ? Qui est barbare ?".
Les pages, bouleversantes, que consacre l’écrivain à la description des violences et humiliations infligées par les troupes françaises rappellent bien sûr d’autres textes. Belaskri offre la possibilité de mesurer le poids des souffrances, d’apprécier la profondeur des blessures et le traumatisme, durable, des populations face à une entreprise qui ne visait rien moins que leur anéantissement : "tuez, brûlez, coupez des têtes, violez les femmes. Il faut exterminer ces barbares". "Et le terre était un cercueil, et le ciel était un cercueil, et la mer était un cercueil" dit un poème.

A la fureur des armes succédera l’implacable et froid carcan de la loi : les terres données aux nouveaux arrivants, les écoles fermées, les déplacements soumis à autorisation, la levée des impôts, la propriété individuelle qui condamne l’indivision des terres, les expropriations… Belaskri raconte, décrit, et le lecteur touche du doigt une autre réalité humaine : l’Algérie aurait pu devenir un Far West et les populations du cru, ceux qu’on n’appelait pas encore "Algériens", les Indiens de la France, invisibles et appelés à disparaître.

Comme les autres romans de Yahia Belaskri, Les Fils du jour ramène à l’humanisme radical de l’auteur. Le prétexte en est ici le couple formé en ce milieu du XIXe siècle par Agathe et El Hadj. On imagine les obstacles à ce métissage des temps nouveaux : "Tu ne comprends pas, il ne s’agit pas de toi et de cette jeune chrétienne. Tu engages toute la tribu, son honneur, sa réputation. Personne n’acceptera cela" dit le père à son fils. H’jira restera la "Roumia" et Mohamed, son rejeton, "ould el Roumia". On parle alors de malédiction, d’ "anathème sur les Fils du Jour" parce "qu’un des fils s’est marié avec une Roumia, source de malheurs passés et à venir". Ainsi, Belaskri interpelle les siens sur la place qu’eux-mêmes réservent à l’Autre. Interpellation qui n’est pas qu’historique…

Le périple du couple en Orient permet à Belaskri de faire l’éloge de l’étude, du savoir, du mouvement et de la diversité. L’exégèse est une affaire trop sérieuse – centrale peut-être pour le devenir des sociétés – pour en laisser l’exclusivité aux seuls religieux. L’ijtihad n’est pas fait pour les sots. Partout où ils séjourneront, El Hadj et son épouse convertie par amour - n’adore t-on pas le même dieu ? – étudieront auprès de plusieurs maitres, soufis le plus souvent, se nourriront des enseignements d’Ibn Arabi, et seront aux côtés de l’émir Abdelkader pour sauver les chrétiens de Damas. A l’issue de ce voyage initiatique, El Hadj s’ouvrira au monde et à ses transformations. Il défendra un islam lumineux qui tient la vie - toute vie - pour sacrée et qui fait de l’amour non seulement le cœur de la foi mais le fondement de "la relation à l’autre, différent, venu d’ailleurs". "Aimer sans distinction, sans mesure" dit El Hadj : "(…) nous sommes tous frères, enfants du même monde, quelles que soient nos origines et nos motivations profondes. Riches ou pauvres, noirs ou blancs, musulmans, juifs ou chrétiens, nous partageons la même envie de vivre et d’être heureux. Et que le bonheur est juste une affaire de cœurs. Lorsqu’ils s’accordent, aucun mur ne peut les séparer". Voilà des propos qui rappellent ceux du marocain Driss Chraïbi pour qui "l’identité est ce qui demeure primordial le long d’une existence, jusqu’au dernier souffle : la moelle des os, l’appétit flamboyant des organes, la source qui bat dans la poitrine et irrigue la personne humaine en une multitude de ruisseaux rouges, le désir qui naît en premier et meurt en dernier" (Le Monde à côté, Denoël 2001).

C’est dit, et c’est ici que l’on retrouve l’Algérie ; ses couleurs et son destin. "Ne peut-on vivre tous ensemble, Français, Espagnols, Arabes, sur cette terre ? demande Agathe alors que commence la nuit coloniale sur une « terre berbère qui a accepté tous ceux qui venaient d’ailleurs". Jusqu’à présent du moins… L’humanisme sans concessions ni exclusives de Belaskri esquisse ici un métissage des identités et des hommes, des individus libres, émancipés de la tribu et débarrassés de cette "terrible chose" qu’est "la querelle des couleurs" (Ahmed Azaggagh). Il creuse le sillon de "nos" manquements. Il pointe les urgences du moment. En Algérie. Et ailleurs !

Mustapha Harzoune

Yahia Belaskri, Les Fils du Jour, Vents d’ailleurs 2014, 185 pages, 19,00€.