Qu’est ce qu’un migrant ?
Étranger – Immigré – Émigré – Expatrié – Apatride – Sans Papiers – Clandestin – Réfugié – Demandeur d’asile – Débouté – Exilé – Harraga – Déplacé – Issu de l’immigration – D’origine immigrée – Beur –… Ces mots disent et désignent l’autre, celui qui arrive, comme celui qui vit ici. Comme la « tutelle » du chiffre, la tutelle des mots trie entre désirable et indésirable. Les mots disent le monde, en traduisent/trahissent les perceptions, fondent les hospitalités ou les suspicions.
Un mot et des humains
Un mot a fait florès : « migrant ». Son usage s’est généralisé : « crise des migrants », « enfant migrant », « camp de migrants », « mort d’un migrant », « migrant afghan »… Ainsi, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, se sont réveillés « migrants ». Exit l’humanité. Exit la chair et le sang. Exit les larmes et les rires. La vie, comme la mort – sauf le temps d’une photo – sont ravalées au rang d’une abstraction langagière. En 2016, le Défenseur des droits, Jacques Toubon, donnait l’alarme, évoquant cette logique à propos de l’usage du mot « étranger » : « le fait que le droit et les pratiques perçoivent les individus comme “étrangers” avant de les considérer pour ce qu’ils sont, enfants, malades, travailleurs ou usagers du service public, conduit à affaiblir sensiblement leur accès aux droits fondamentaux » ( Les droits fondamentaux des étrangers en France : rapport thématique, mai 2016). Il suffit ici de remplacer « étranger » par « migrant ».
Un mot écran
« Migrant » est devenu un mot fourre-tout. Dans un souci louable de neutralité, il désigne toute personne en situation de déplacement, de mobilité. Mais, ce faisant, il trouble et égare, car il finit par emballer dans le même sac, le réfugié et le touriste, le migrant économique et le demandeur d’asile, le curieux et le nécessiteux. L’obligatoire et le volontaire. Avec le vocable « migrant », on fait les soldes, on emballe tout ce beau monde pour ne pas avoir à distinguer et, par glissements imperceptibles, détourner le regard.
« Migrant » déresponsabilise quand « réfugié » interpelle. Comme l’écrit Jean Paul Mari, « non, les migrants ne sont pas des clandestins. La plupart sont des réfugiés. Et ils ont le droit – le droit, pas la charité – de trouver asile dans le pays d’Europe où ils s’exilent » (Les bateaux ivres : l’odyssée des migrants en Méditerranée, J. C. Lattès)
La figure du suspect
Mais les perceptions changent, et le terme « migrant » voit désormais sa neutralité conceptuelle s’étioler : à coup de « crise » économique, d’obsession sécuritaire, le « migrant » devient un suspect. Dans la dialectique du mot et de l’image, « migrant » finit par renvoyer à la fuite, à l’invasion. Le chercheur François Gemenne résume : « Désormais, il est associé à l'idée que les migrants sont des hors-la-loi, une association renforcée par des expressions telles que migrant illégal » (cité par Blandine Le Cain, Le Figaro, 26 août 2015).
Les leçons de L’histoire
La migration n’est ni une maladie ni un crime, et l’histoire permet d’interroger nos représentations et la place que tiennent, dans ces perceptions (et idéologies), la constitution des États-nations et l’ancestrale séparation entre nomades/éleveurs et sédentaires/cultivateurs : « Parler de migrants, c’est déjà se placer du point de vue du sédentaire. Et, pour celui-ci, le nomade, terme très dépréciateur, c’est l’autre absolu, tout comme le migrant d’aujourd’hui évoque plus ou moins un envahisseur qui va tout dévaster et qu’il faut empêcher d’entrer » dit le géographe Christian Grataloup (La Croix, 6 novembre 2015). Derrière le migrant se nicherait l’invasion. Exit, sauf dans l’Allemagne d’Angela Merkel, ou peut-être dans la Pologne ouverte aux réfugiés ukrainiens, les perspectives d’intégration et même d’assimilation, les influences réciproques et les métissages.
Le migrant renvoie à l’errance cette autre façon d’exclure du commun de l’humanité. Qu’importe alors que les chiffres et les situations montrent que l’invasion est un mythe. La peur est là. Et il n’est pas certain que « bien nommer les choses » enlèverait du malheur au monde. Pourtant, l’effort de pédagogie et d’information demeure une exigence, comme celui d’élever le niveau du débat public. Rappeler par exemple que les migrations - ou les diverses formes de mobilités - appartiennent à l’histoire de l’humanité, elles en sont même un processus générique inhérent, voire le fondement de toute vie. « Les migrations ont été la normalité pendant toute l’histoire de l’humanité » avec à la clef « des métissages multiples » rappelle la spécialiste de paléogéomique Eva Maria Geigl, dans « Migrer, c’est toute l’histoire de l’humanité » (La Croix, 6 novembre 2015). Plus récemment, Lluis Quintana Murci livre le même enseignement dans Le Peuple des humains (Odile Jacob 2021) .
Mustapha Harzoune, 2022