Les Prépondérants
C’est une fresque, gigantesque et chamarrée, où sous l’ombre noire de la colonisation en Afrique du Nord percent les lueurs encore faiblardes de la révolte. C’est aussi - et le thème n’encombre pas les pages de la littérature hexagonale - les contours de l’Allemagne de l’après traité de Versailles, humiliée et garrottée par la soldatesque française.
Les années 20 du siècle dernier sont encore celles où les Prépondérants, bouffis de supériorité, bedonnent. Pour les uns, il réserve la hargne revancharde née avec la défaite de 1870. Pour les autres, sauvages ou indigènes, ils n’ont que mépris. Ces Prépondérants ignorent encore où conduit la mécanique aveugle et destructrice de la force et de la domination. Dans cette cocotte minute où l’histoire monte en pression, les groupes et les individus se croisent et se jaugent.
Nous sommes à Nahbès, ville imaginaire d’un quelconque protectorat nord africain. Comme face à face, il y a d’un côté les colons et de l’autre le large cercle de ces "indigènes" d’où émergent quelques figures de notables, propriétaires terriens ou commerçants et le groupe des jeunes pousses aux idées neuves. Au milieu de ce monde bifide débarque l’armada cinématographique d’un tournage venu du lointain continent nord américain. Ces Américains, crème de la crème, représentent le dessus du panier dans l’ordre des hiérarchies mondiales. Ouverts à tous et à chacun, indifférents aux lignes de séparation et bientôt de fracture, ils vont, presque malgré eux, chambouler l’ordonnancement à la papa de la société coloniale.
Les personnages fourmillent. Parmi eux il y a Raouf, le jeune intellectuel, imprégné de culture française et arabe. Figure de l’éveil nationaliste, il porte l’avenir d’un pays pour l’heure et encore asservi. Cette domination, Ganthier l’incarne. Avec intelligence et subtilité, ce qui tranche et l’exclut du cénacle étroit et mesquin des Prépondérants. Ganthier convainc Raouf de l’accompagner en Europe, histoire que le jeune homme découvre l’antre d’où est sortie la bête coloniale, de plonger dans "la gueule du loup" comme disait Kateb Yacine. C’est ici qu’Hédi Kaddour glisse ses pages et descriptions d’une Allemagne sous domination française et esquisse ce rapprochement avec la main mise coloniale. Comme perce, sous le joug colonial, cette autre "grande plaie" (dixit Gustave de Beaumont), celle de la société américaine : l’esclavage, aboli ou non.
Parmi les personnages du roman, il faut aussi retenir trois femmes, une américaine, une française et une algérienne, trois femmes insoumises et "figures de l’aube" (Assia Djebar) : Kathryn, l’actrice américaine, Gabrielle, incarnation d’un journalisme féminin de l’entre deux guerres, frondeur et subversif, et enfin la belle, lettrée et solitaire malgré elle Rania, obligée de multiplier ruses et intelligences pour échapper aux velléités machistes de son frère mais aussi aux traditions et aux règles de bienséance de son milieu.
Amours, amitiés, manipulations, trahisons, vengeance, rectitude morale des uns et bassesses des autres, éveil des consciences politiques - nationaliste ou féministe - versus les dernières crispations, les derniers outrages d’un monde en déliquescence…. c’est un récit au long cours que propose une fois de plus Hédi Kaddour. Il ne déploie pas la grosse artillerie de la doxa anticoloniale mais offre une peinture subtile, vive, tout en nuances et in fine plus juste des rapports de domination.
Le texte est radicalement littéraire, dans son élégante facture stylistique mais aussi par le jeu et les croisements des registres. Ici la tradition européenne fraie avec la tradition arabe (jusque dans les citations et expressions), le classicisme de la langue française côtoie l’épure de la langue arabe, le cadre cinématographique commerce avec la vigueur journalistique, la vivacité de l’américain bouscule les lourdeurs et les rudesses d’une langue qui a relégué son esprit au niveau de ses bruits de bottes. Il y a, de ce point de vue, un exercice de style, un mélange des langues, des tournures et des caractères, un choc aussi des représentations, dont l’épisode de la projection cinématographique organisée en plein air et où sont rassemblés les Prépondérants mais aussi les indigènes et autres paysans du cru, représente une illustration, pour le coup, hilarante, piquante et éclairante.
Les Prépondérants est un grand livre. Pas seulement pour son texte solide et élancé, son récit à cheval sur la Californie, l’Europe et l’Afrique du Nord des Années folles ou par la puissance de ses personnages. Il l’est parce qu’il rappelle les impasses de l’histoire et pour ce qu’il suggère de nos (probables) amnésies.
Mustapha Harzoune
Hédi Kaddour, Les Prépondérants, Gallimard 2015, 463 pages, 21 euros.