Allan
Allan était enseignant d’histoire et de géographie dans un collège de Santiago. Le 10 septembre 1973, à 22h, il reçoit un coup de téléphone. "C’était une de mes tantes, son mari militaire venait de la prévenir que le coup d’État était pour le lendemain. Elle m’a dit « il faut que tu te prépares. » Là j’ai compris que c’était sérieux, qu’il n’y avait rien à faire. En plus ma femme était toujours à la clinique, elle avait accouché de notre fils le 5 septembre. Je suis parti voir mes deux sœurs pour les prévenir, mais elles étaient là tranquilles et je n’ai pas eu le courage de le leur annoncer."
Syndicaliste, Allan devait prendre la parole le 11 septembre 1973, lors d’une réunion de l’Éducation Nationale en vue d’une réforme à laquelle était associée la démocratie chrétienne. La réunion n’aura jamais lieu.
Lorsqu’il se rend au syndicat pour obtenir les papiers nécessaires pour faire sortir au plus vite sa femme de la clinique, il retrouve un camarade. "Il me dit « on va pour la dernière fois à la Moneda ? ». Les portes étaient fermées, on était deux cents ou trois cents personnes, on criait « Allende, Allende ». Quand ça a commencé à faire « bam », on s’est dit c’est des pétards, mais non c’était des balles … Petit à petit on était cinq cents ou six cents, et Allende est sorti au balcon… C’est la dernière fois… Il a fait ce geste, comme çà « partez, partez », et c’est là qu’on a pensé « c’est fini ». Mon pote m’a dit « à la prochaine ou à plus jamais » ... et voilà".
Tant qu’il n’est fait mention d’aucun avis de recherche, Allan continue à travailler au collège. Le proviseur avec lequel il ne s’est jamais entendu politiquement insiste néanmoins pour qu’il parte et le prévient que les militaires demandent des renseignements sur lui. Le 15 août 1974, il prétend avoir oublié le chèque de paie chez lui et demande à Allan de passer sans faute le soir même. "J’arrive chez lui et sa femme, on va boire un coup sur la terrasse et il dit à sa femme d’une façon tranchante « tu vas nous laisser maintenant ». Et c’est là qu’il me dit : « vous êtes sur la liste noire, la seule chose que je peux faire pour vous c’est vous payer un billet d’avion pour aller là où vous voulez aller, j’ai de l’argent, vous partez, tout de suite vous partez, je ne veux pas vous voir mort ». Quand il m’a dit ça j’ai compris, c’était fini pour moi, c’était fini."
Par hasard il tombe sur une ancienne connaissance qui s’apprête à quitter le Chili pour l’Argentine et quand Allan explique qu’il est recherché, son interlocuteur lui répond sans hésiter une seconde "« Ma femme reste là avec le petit et c’est toi qui vient avec moi demain. On va changer le billet, on va se débrouiller. » Ma femme a contacté une amie, tout a été négocié et à l’aéroport je suis passé sans contrôle…" Sa femme reste un temps chez sa mère et le rejoint avec leur fils en décembre 1974 à Buenos Aires.
Pour Allan, l’exil en Argentine offre progressivement une nouvelle opportunité de travail et de militantisme. Mais en juin 1976, trois mois après le coup d’État des généraux argentins, il est arrêté avec 25 autres Chiliens. Les 24 heures qui suivront ne seront qu’interrogatoires et tortures.
Il ne doit la vie sauve qu’à des appuis et à l’intervention de l’ambassadeur de Colombie qui fait mention des 25 Chiliens détenus en Argentine lors de l’assemblée générale de l’Organisation des États américains. "Quand on nous a fait descendre du camion, les militaires ont gardé trois otages et nous ont dit « si vous parlez de ce qui s’est passé avec nous, ces trois-là on les élimine ». On n’a rien dit, la consigne c’était çà."
Grâce à sa femme qui a entrepris des démarches auprès de l’ambassade de France, ils reçoivent un laisser-passer et s’envolent pour la France le 29 juin 1976. "On est partis avec une valise et personne qui vous dit au revoir, sauf une copine Chilienne qui travaillait à l’aéroport, c’est elle qui nous a dit au revoir."
D’abord hébergé à Ris-Orangis dans le foyer de France Terre d’Asile, Allan contacte la CGT et trouve très rapidement un travail aux services techniques de la Mairie de Soisy-sur-Seine. Malgré les encouragements, il ne reprend pas ses études, renonce à enseigner et refuse une proposition de travail à la Cimade. "J’ai tout oublié, même l’histoire. Pour moi c’était fini, je ne pouvais plus. Même à la Cimade, me retrouver dans cette ambiance de réfugiés… Je n’ai pas eu le courage, j’étais dégonflé, ma vie s’était arrêtée en Argentine. Tous mes projets s’étaient arrêtés."
Portrait issu de l’exposition Presentes ! réalisé par l’association "Regarde". Textes et photographies de Dobrivoje Arsenijevic, Irène Jonas, Jean-François Noël.
L'ensemble des portraits est également disponible dans un ouvrage intitulé Presentes ! (ISBN : 9 782322 488070), l'exposition elle sera visible à Massy et à Orly pendant le mois de septembre 2023.
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