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Les Trente glorieuses sont devant nous

Selon Karine Berger et Valérie Rabault, la France ne pourra pas faire l’économie d’un recours à l’immigration. Comme pour tant d’autres économistes et spécialistes de la question, l’affaire est entendue et les deux auteures, membres du parti socialiste, l’expriment, elles, d’une bien étrange façon…

"Pour remédier" au vieillissement et au manque de main d’œuvre nous disent elles, "une solution sera de faire appel aux talents et à la "niaque" de populations plus jeunes hors de France. C’est le plan "fraternité" du modèle français. C’est bien évidemment la dimension la plus fragile, sans doute la plus contestable et de toute façon la plus aventureuse, du business plan. Mais ne nous trompons pas : sans cette hypothèse, le modèle ne tourne pas, et le cercle vertueux de la prospérité, ne pourra pas s’enclencher."

Ainsi dans leur scénario de croissance à 2 voir 3% pour les trente prochaines années, le recours à l’immigration, et ce quels que soient les niveaux de qualification, est indispensable et pourtant, écrivent-elles, il s’agit de la "dimension" la plus "fragile", "contestable" et "aventureuse" du scénario. Le lecteur ignore pourquoi. Et pour enthousiasmer des troupes électorales qui traînent déjà la patte, il y a sans doute mieux. Certes l’immigration ne constitue qu’un volet d’un projet chiffré à 90 milliards d’euros sur trois ans (30 milliards pour l’éducation, 21 pour les transports en commun et autant pour l’énergie, 15 milliards pour la santé et 3 milliards pour l’agriculture) et qui devra mobiliser non seulement les partenaires privés et sociaux, mais aussi l’Etat. Pour autant, quelques développements sur ce besoin d’immigration et ses effets escomptés n’auraient pas nuit pour convaincre le chaland. Par les temps qui courent, cela n’aurait pas été de trop…

Pour Karine Berger et Valérie Rabault retrouver la voie de nouvelles Trente glorieuses d’ici à 2040 passe par un retour au modèle français, mis à mal depuis les années 90. Ce modèle n’est autre que le triptyque républicain "liberté, égalité et fraternité". La liberté est ici la liberté d’entreprendre adossée à un Etat interventionniste, la prise de risque sera collective notamment dans le domaine onéreux de la recherche et du développement. Eh oui, après notamment les travaux de l’économiste coréen Ha Joon Chang, Karine Berger et Valérie Rabault renvoient les idéologues néolibéraux à leurs chères études et remobilisent l’Etat et ses commis pour la bonne marche de l’économie. L’égalité revient à évoquer bien sûr le modèle social français. Elle exige pour demain de mieux répartir les fruits de la croissance promise. Quant au volet fraternité, pour Karine Berger et Valérie Rabault il s’agit à la fois de plus d’Europe et d’une ouverture au monde. "Si elle [la France] ne décide pas de s’ouvrir aux autres pour relancer le renouvellement de la population, elle sera condamnée à se voir mourir, à voir sa créativité estompée, son système de protection sociale démantelé et ses villes cloisonnées."

Si après les élections présidentielles de 2012, un scénario de réduction des flux migratoires devait advenir, nos deux auteurs ne parieraient pas non plus un kopeck sur notre système de santé (pénurie de médecins, besoin de main d’œuvre dans les hôpitaux, etc.). La peur de l’autre et le repli sur soi auraient deux conséquences funestes pour le pays : se priver de l’apport de richesses et de créations venu d’ailleurs et voir son territoire abîmé par le développement des "ghettos". D’ailleurs, à partir d’une extrapolation américaine, elles estiment à quelques 80 milliards d’euros le coût de la ghettoïsation en France. Les Français auront besoin demain de petits camarades venus d’ailleurs, mais alors, il faudra mettre le paquet en matière d’intégration et en premier lieu dans le domaine de l’éducation. Il faudra savoir ce que l’on veut et ne pas répéter certaines erreurs passées. Karine Berger et Valérie Rabault ont raison de prévenir leurs concitoyens.
Déjà, elles constatent que "la proportion d’étrangers dans la population active ne cesse de baisser depuis le début des années 2000, passant en 2007 de 6,2% à 5,4% quand tous les autres pays connaissent la tendance inverse. Au Royaume-Uni, la proportion cette année là est de 7,2% contre 4% en 2000, en Allemagne 9,4% contre 8,8%, en Espagne 9% contre 2,5%". Partant d’une prévision de l’Insee selon qui, d’ici à 2040, les plus de 60 ans constitueront un tiers de la population (une proportion multipliée par deux en 30 ans), nos auteures en arrivent à leur proposition. "Pour assurer un ratio population active sur la population totale à peu près stable dans les trente prochaines années, l’appel d’environ 10 millions de nouveaux arrivants sur le territoire français serait nécessaire". 10 millions sur 30 ans revient à admettre sur le territoire national plus de 330 000 immigrés par an, soit trois fois plus que le "solde migratoire net" de 2010.

L’optimisme et le volontarisme de ce livre ne sont pas encore vendus. Pour convaincre le citoyen-électeur il faudra sans doute davantage qu’un programme. D’autant plus que nos auteures - directrice de la stratégie Etude et marketing du groupe international d’assurance Euler Hermes pour la première et spécialiste des risques de marché sur les produits dérivés chez BNP-Paribas pour la seconde – vantent les mérites de la croissance et plaident en faveur du développement du nucléaire, ce qui pourrait faire froncer bien des sourcils. Idem quant à l’action de la main visible de l’Etat (jusqu’où l’étendre ?) ou en matière éducative (l’utilitarisme, ici prôné, qui vise à favoriser certaines matières sur d’autres aurait de quoi inquiéter les descendants de Condorcet). Enfin côté immigration, être dans le vrai ne suffira pas pour être entendu. Pour convaincre et taire les peurs et les démagogues, il faudra en faire un peu plus. Comme dirait Bourdieu inspiré par Spinoza : "il n’y a pas de force intrinsèque de l’idée vraie"…

Mustapha Harzoune

Karine Berger et Valérie Rabault, Les Trente glorieuses sont devant nous, édition Rue Fromentin, 204 p., 20€.