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Ma mauvaise réputation

Mourad Boudjellal c’est un peu l’éloge de l’impureté, du contre-pied identitaire et politique, du primat de l’avenir sur le passé, de l’évolution sur la tradition, une énergie protéiforme, plusieurs vies en une : fils d’immigrés aux origines algérienne et arménienne, passionné de BD, "autodidacte" et "individualiste", éditeur et entrepreneur à succès, il est aujourd’hui le patron du RCT, le Rugby Club Toulonnais. 

Homme d’action, il refuse les demi-mesures : comme président de club, "je suis le seul à mettre quasiment en jeu son bifteck à la fin de chaque mois". Depuis son arrivée, le RCT a rejoint le Top 14, disputé (et perdu) en 2012 et 2013 deux finales du championnat de France, et s’est imposé cette année comme champion d’Europe. "Les gens en ont assez des personnes inodores, à l’image de ces hommes politiques qui ont tué le pays à force de discours lénifiants, garantis zéro prise de risque" martèle Mourad Boudjellal. Avec lui, l’engagement est garanti. Coquille et protège-dents obligatoires !
Il est né un 5 juin 1960, de parents algériens, débarqués à Toulon dans les années 50. Relégués, comme nombre de laissés-pour-compte, dans la rue Baudin, le "Chicago" toulonnais du moment, Mourad Boudjellal revient sur cette histoire, ses réussites et ses échecs. Le livre, traversée par une énergie contagieuse, se lit d’une traite. Il offre des moments de rires, distillés par les bons mots, souvent assassins de son auteur. On y trouve aussi des raisons de s’agacer, tempérées par des îlots de tendresse éparpillés au gré des pages par cette "grande gueule" qui cultive son personnage : "comme Brassens, j’ai mauvaise réputation. Je le sais. J’en joue. (…) Je suis un sauvage, qui ne s’embarrasse pas de fioritures".

Mourad Boudjellal est tout sauf insipide. On l’aime ou on ne l’aime pas dit-on. Voir. On peut, sans verser dans le tiédasse, apprécier son énergie créatrice, sa passion, certaines de ses prises de position, son franc parler, ce qu’il représente, pour Toulon, le rugby mais aussi dans une société française qui a encore besoin de sortir quelques squelettes de ses placards. On peut dans le même mouvement, prendre une distance amusée pour le clinquant de ses Ferrari et ses montres aux diamants ostentatoires (d’autres préfèrent le voile ou la barbe). On peut ne pas apprécier son côté donneur de leçons. Ses maladresses et l’abus de la litote nuisent à des critiques que l’on devine justifiées à l’endroit des labyrinthiques corridors de l’ovalie. On appréciera moins ses leçons aux accents de café du commerce. Ainsi, fort de sa réussite et dans une sorte de classification à la Mendeleïev de la société (lire pour la version soviétique, Katrina Kalda Arithmétique des Dieux, Gallimard 2013, p.34), il attribue à l’entrepreneur une légitimité de dessus du panier, parce qu’il serait, lui, créateur d’emplois et additionnerait les zéros sur son avis d’imposition. L’entrepreneur-roi plutôt que le philosophe-roi ! Convainquant quand il refuse "que les créateurs d’emplois soient devenus les méchants", il se montre réducteur et dangereux quand il fait des politiques des "ratés de l’entreprise" et des parasites.

Pour comprendre, faut-il remonter le temps ? Retrouver le gamin qui "avait plus honte d’être pauvre que d’être arabe" ? Faut-il y voir le signe de ce combat intérieur contre "l’impression d’être un usurpateur" ou contre cette "fatalité" qui veut que "chez le pauvre, la culture de l’échec est tenace" ? Pourtant, "le plus important n’est pas l’endroit où l’on se trouve, mais le chemin accompli depuis la naissance" écrit-il, et d’ajouter : "je n’ai pas oublié les moments où je partageais une bouteille de Fanta à quatre avec mes sœurs et frère".
Cohérent, il refuse le misérabilisme : à propos du "beurgeois" un néologisme crée par son frère, Farid, qui en a fait une BD, il dit : "j’ai trouvé le concept rigolo. Il fallait arrêter avec ce misérabilisme, avec ces Arabes constamment représentés en mecs des cités. Il existe aussi, et heureusement, des réussites. Je me suis rendu compte qu’une certaine presse de gauche avait du mal à accepter les beurgeois, préférant entretenir le système avec des enfants d’immigrés qu’elle peut choyer et protéger. SOS Racisme, par exemple, me détestait : avec des mecs comme moi, ils n’avaient plus de fond de commerce !".
Et pourtant, le racisme il connait. Enfant, accompagnant son père, "dans les rues, j’entendais des gens lui balancer : « Sale Arabe, retourne dans ton pays»". Plus tard, il y aura le racisme de l’orientation scolaire, celui qui vous expédie fissa vers des filières techniques, ou celui, plus sournois du "tiens, toi tu dois savoir où manger un bon couscous !". Racisme aussi quand au lieu d’appeler sa boite Boudjellal Editions à l’instar des Dargaud, Dupuis ou Casterman, il doit choisir Soleil Editions, histoire de ne pas effaroucher le chaland. Racisme enfin du milieu du rugby, un racisme qu’il dit à l’image de la France, "franchouillard et conservateur", fait d’insultes dans les stades, de commentaires sur les forums et de courriers haineux.
Face aux racistes, il dégaine, jusqu’à humilier, l’arme de la réussite et de l’intégration. "Habitant de la planète Terre", il laisse les mécaniques rouillées de l’identité et de la religion à d’autres : "La religion représente le totalitarisme des idées. Je suis arabe mais je ne suis ni musulman, ni chrétien : je suis athée intégriste ! Les musulmans m’emmerdent autant que les chrétiens". Ainsi on peut être noir et ne pas aimer le manioc, jaune et refuser de faire des affaires, basané et ne pas être musulman… Le monde et les identités se complexifient, laissant parfois une jeunesse s’égarer dans le maquis des métissages et les méandres de la réussite. Pour Boudjellal, il faut être clair avec ces jeunes, histoire de leur éviter de gober "une gélule de religion" pour se soumettre à un dieu "anesthésiant". "Les Nasri ou Benzema représentent trop dans les cités pour ne pas assumer leur rôle. (…) Ils ne se rendent pas compte de leur dimension sociale. La Marseillaise , ce n’est pas mon truc. Mais si j’étais Nasri ou Benzema, je la chanterais, justement pour ces raisons-là".

Mourad Boudjellal n’étale pas sa sensibilité. Pudique, elle affleure quand il évoque sa grand-mère arménienne rescapée du génocide de 1915 ; sa mère qui, pour rester proche de ses amies, préfère son modeste appartement à tous les châteaux en Espagne de son fiston ; son père, Ahmed-Michel, mort un 5 juin ! Comme trop de rejetons de cette génération, face au corps sans vie de son père, il s’est "retrouvé comme un con. Et je lui ai enfin parlé !" confie t-il. Il parle de son frère, de ses "émotions" arméniennes, d’une photo avec Antoine Gallimard, de Wilkinson, de Michalak ou du "déchirement" de deux de ses filles lorsqu’en 2011, il vend Soleil Edition, devenu le premier groupe de BD indépendant, qu’il a crée 23 ans plus tôt à partir d’un prêt de 50 000 francs : "un père qui fait des livres était magique. (…) Une partie de leur enfance s’envolait"
Mourad Boudjellal cultive l’ambiguïté : libertaire à la mode Brassens, dont il connaît l’œuvre entière, idolâtre de Mohamed Ali, il se fait aussi l’avocat d’un Tapie ou d’un Sarkozy. Il est une sorte d’anar de droite, un patron libertaire, un libéral que le syndicalisme "gonfle" mais à la "sensibilité de gauche". Il est un créatif rabelaisien et mélomane, pour qui, comme le Michel Ange de Mathias Enard (Parle-leur de batailles, de roi et d’éléphants, Actes Sud, 2010), le sommeil est "synonyme de mort". Ce "vendeur de bonheur" est un adulte qui nourrit des rêves de gosse, comme celui de ramener le Bouclier de Brennus à Toulon. Après deux échecs, la saison prochaine sera peut-être le bonne : "ce qui est passé ne m’intéresse pas, à la différence de ce qu’il reste à vivre".

Mustapha Harzoune 

Mourad Boudjellal (avec Arnaud Ramsay), Ma mauvaise réputation, éditions de La Martinière, 2013, 256 pages, 18€.