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Marie ou l’esclavage aux Etats-Unis

Gustave de Beaumont séjourna en Amérique en 1831-1832 en compagnie d’Alexis de Tocqueville. Voyage d’études, s’il en est, puisque ce dernier accoucha de son célébrissime De la démocratie en Amérique, et le premier d’un Marie ou l’esclavage aux Etats-Unis publié en 1835.  

Livre hybride, original dans sa forme, mêlant romanesque, données journalistiques et étude sociologique, le tout nourri d’observations et de données statistiques. Si Tocqueville dressa le tableau des institutions politiques, de Beaumont, lui, a peint le tableau des mœurs américaines, le statut des minorités, les substrats religieux, idéologique et matérialiste de la société américaine. Et avec quelle pénétration ! Le livre aurait mérité davantage de la postérité. En France, du moins car, comme le rappelle l’universitaire Laurence Cossu-Beaumont dans une utile postface, Marie ou l’esclavage aux Etats-Unis a été édité à plusieurs reprises outre Atlantique. Ce qui n’est que justice, même si ces éditions, réduites parfois à la partie romanesque du livre, peuvent se trouver amputées des études proposées par l’auteur.

A propos non pas de l’esclavage, mais des rapports entre Noirs et Blancs, qui est le vrai sujet du livre, ce que Gustave de Beaumont nomme "l’obstacle éternel au mélange des races" voici ce qu’il écrivait, quelques 173 ans avant l’élection d’un Barack Obama : "D’après la loi, le nègre est en tous points l’égal du blanc ; il a les mêmes droits civils et politiques ; il peut être président des Etats-Unis ; mais, en fait, l’exercice de tous ces droits lui est refusé, et c’est à peine s’il peut saisir une position sociale supérieure à la domesticité. Dans ces Etats de prétendue liberté, le nègre n’est plus l’esclave ; mais il n’a de l’homme libre que le nom". De Beaumont voit loin ; très loin ! bien au delà de l’esclavage. L’esclavage peut-être condamné, aboli même comme dans les Etats du Nord, les préjugés persistent et règlent l’organisation de la société. Son horizon est celui de cette "grande plaie de la société américaine" qui continue de suppurer même après l’abolition de l’esclavage. En 2013, le film deux fois oscarisés, Twelve years a slave du réalisateur et producteur Steve MacQueen le rappelait. Ce film est l’adaptation de l’autobiographie publiée en 1853 par Solomon Northup, mulâtre afro-américain, lui-même et pourtant né libre à New York… De Beaumont pointe "le paradoxe américain, comme l’écrit en postface Laurence Cossu-Beaumont, celui de la liberté sacrée dans les textes fondateurs et bafouée dans la réalités des pratiques sociales". Ainsi, "la couleur effacée, la tache reste".
L’autre grand "morceau" de l’ouvrage concerne le sort fait aux Indiens. Là aussi le propos est définitif et visionnaire : "Chaque vaisseau d’émigrants, vomis par l’Europe engorgée de population, grossit la phalange ennemie qui avance, hâte sa course, précipite la fuite des vaincus et accélère l’heure de la catastrophe. Après avoir stationné dans le Michigan, ces Indiens seront rejetés par-delà les montagnes rocheuses : ce sera leur seconde étape ; et lorsque, grandissant toujours, le flot européen aura franchi cette dernière digue, l’Indien, placé entre la société civilisé et l’océan, aura le choix entre deux destructions : l’une, l’homme qui tue ; l’autre, de l’abîme qui engloutit". On comprend que certaines des éditions américaines aient "négligé" de reprendre la partie que de Beaumont consacrait au sort des Indiens.
A ces deux thèmes, l’auteur ajoute des observations – tout aussi pertinentes - sur le matérialisme, la place de l’argent et de l’industrie en Amérique, jusqu’à certains traits psychologiques ou comportementaux des Américains… qui peuvent aussi servir à lire notre monde moderne et l’action de ce pays à l’échelle du monde.

Tout cela est distillé dans trois études données en fin d’ouvrage (sur l’esclave, la condition indienne et la religion) et dans un roman au style sans doute et parfois daté mais bien agréable notamment pour la richesse et la densité de sa langue. Quel en est le prétexte ? Ludovic, jeune Français débarqué en terre américaine, tombe amoureux de Marie. Elle est la fille de Daniel Nelson, un presbytérien pur sucre, et la sœur de Georges. Autant Marie accepte et se soumet à sa condition autant Georges refuse le sort que lui réserve la société et se révolte. Car Marie, comme son frère, pour être blanche de peau n’en est pourtant pas moins noire. En effet, une goutte de sang (l’hypodescendance ou le "one drop rule") suffit à la renvoyer à sa condition de noire et ci-devant esclave. Il faut relire ici Toi Derricote (Noire, la couleur de ma peau blanche. Un voyage intérieur. Traduit de l’américain par Philippe Moreau, Félin 2000).

Pour épouser sa fille, Nelson exige de Ludovic qu’il fasse un voyage d’initiation à travers le pays, histoire qu’il comprenne ce qui l’attend s’il persiste dans son désir d’épouser Marie. Tel est le prétexte ou le procédé littéraire choisi par l’auteur pour faire découvrir cette société américaine aux lecteurs français.
Et c’est ici l’autre particularité de ce livre pour le coup inestimable : sa force d’observation se double d’une dimension prophétique, à tout le moins visionnaire : ce texte écrit au cours de la première moitié du XIXe siècle conserve une sacré dose de pertinence pour comprendre la société américaine de ce début de XXIe siècle.

Mustapha Harzoune

Gustave de Beaumont, Marie ou l’esclavage aux Etats-Unis, Aux Forges de Vulcain, 2014, 339 pages, 20€.