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Meursault, contre-enquête

Camus et son Etranger hantent les Algériens. Et plus précisément le statut de cet "Arabe", invisible et anonyme, victime d’un Meursault à la raison brulée par un trop plein de soleil. Depuis la parution de L’Etranger, magie d’un roman, polysémique et poétique, les interprétations les plus contradictoires se sont multipliées.

Pour satisfaire à la quête de sens, la littérature algérienne s’est retroussée les manches. En "mécaniciens du sens", les auteurs algériens ont truffé leurs œuvres de commentaires laudatifs ou critiques. Avec Kamel Daoud, on change de braquet. Il consacre un roman entier à L’Etranger. Comme une longue suite à une "histoire [qui] devrait être réécrite, dans la même langue, mais de droite à gauche". Salah Guemriche s’est lui aussi emparé du roman de Camus. Dans Aujourd’hui, Meursault est mort (2013, Amazon format Kindle), un texte érudit et drôle, il confronte "le fils de l’Arabe" tué par Meursault à "Monsieur Albert".

Meursault, contre-enquête fut d’abord publié en Algérie, en 2013, chez Barzakh. Depuis sa parution en France, Kamel Daoud, chroniqueur de renom au Quotidien d’Oran, accumule les prix et les satisfécit. Chroniqueur de renom et… courageux, qui n’hésite pas à ferrailler contre la doxa ambiante. Les thèmes de ses papiers iconoclastes sont aussi nombreux que les maux qui sévissent au sud de Mare Nostrum et parfois en son nord : religion, nationalisme, Gaza, élections en Tunisie… Kamel Daoud est l’auteur de deux recueils de nouvelles, l’un en français (Le Minotaure 504, Sabine Wespieser 2011) l’autre en arabe.

"Contre-enquête" donc au livre de Camus. Histoire d’éclairer ce qui est resté dans l’ombre, ce qui a été négligé, oublié. Mais attention : ici, on est en littérature, pas dans un procès d’intention ou un combat d’arrière garde. A d’autres les vociférations univoques. Place au subtil, à l’insaisissable, à la désorientation même. En prolongeant L’Etranger par Meursault, contre-enquête, Kamel Daoud entrechoque les lieux et les temps. Il visite l’absence. Le silence. L’angle mort.

L’autre de L’Etranger

Cet "Arabe" abandonné sur une plage d’Alger, le corps criblé de balles, avait un nom, une famille, des proches, un peuple. Une existence. En l’occurrence, la victime de Meursault s’appelait Moussa Ould el-Assasse (littéralement, Moussa, "le fils du gardien"). Le lecteur se retrouve dans un minable bar du pays, triste ilot menacé par le silence et l’eau qui gagnent un pays hérissé de minarets et perclus de mosquées. Des bâtisses si imposantes qu’elles éloignent de Dieu. Et des hommes. Le vieil Haroun, le frère de Moussa, se confie, plus qu’il ne raconte, à un jeune universitaire français : "Je vais te résumer l’histoire avant de te la raconter : un homme qui sait écrire tue un "Arabe" qui n’a même pas de nom ce jour-là (comme s’il l’avait laissé dans le ventre de sa propre mère avant de revenir le soir le récupérer), puis se met à expliquer que c’est la faute d’un Dieu qui n’existe pas, et à cause de ce qu’il vient de comprendre sous le soleil : le meurtre est un acte absolument impuni et n’est déjà pas un crime parce qu’il n’y a pas de loi. Et, d’un coup, pendant cinquante-six ans, tout le monde se met de la partie pour faire disparaître le corps à la hâte, transformer les lieux du meurtre en un musée immatériel d’une seule idée érigée en colonne romaine et interroger l’assassin sur son insolation et sur les anagrammes de son propre prénom. Que veut dire Meursault ? Meurt seul ? Meurt sot ? Ne meure jamais ? Mon frère n’avait pas droit à un seul mot dans cette histoire. Il était une marche ratée dans la marche vers le Dieu déserteur des époques modernes. Et là, toi comme tous tes aînés vous faites fausse route : l’absurde, c’est mon frère et moi qui le portons sur le dos, pas l’autre".

De ce long monologue émergent les contours de la société coloniale, les ressorts d’un système funeste dont la mécanique pourtant rouillée continue encore de grincer, ici ou là. Il faut lire ou relire Alexis Jenni ou Mathieu Belezi. La voix de Haroun fouraille aussi dans les rouages d’une société algérienne incapable de digérer "l’incroyable terre retrouvée" : l’Indépendance.

Complément d’enquête

Le récit s’articule autour de la soif, impressionnante, littéralement épouvantable, de vengeance. Elle est incarnée par M’ma, la mère de Moussa. Mère bien vivante. Trop peut-être qui oblige son cadet à porter le poids du frère disparu. Le père lui s’est envolé dans un quelconque exil. La mère et son rejeton chercheront en vain le corps du fils et du frère. Ils s’appliqueront à venger sa mort avant de tenter de faire valoir des droits à l’administration nouvelle qui n’a que faire de ces inclassables. Algériens de rebut.

La folie gagnera définitivement une mère enfermée dans "un deuil sans fin". Le frère et narrateur, "piégé entre la mère et la mort" portera lui "la culpabilité d’être vivant".
Kamel Daoud écrit dans la langue de Camus. Dans l’esprit aussi. A la limpidité du style de l’enfant de Belcourt, l’auteur, né à Mostaganem, répond par une langue nerveuse, mordante. Haroun utilise la langue française "pour faire barrage au délire de sa mère", Kamel Daoud l’utilise pour traduire la complexité du monde, "faire barrage" aux enfermements, tenir les faits à distance critique. La langue ici n’est pas un butin de guerre retourné contre l’Autre. Elle est un outil, pacifique, par lequel peut se déployer un jeu de miroir. Entre l’Autre et soi. L’ici et l’ailleurs. L’hier et l’aujourd’hui. Daoud délaisse une construction linéaire, pour l’art de la spirale. Une lecture superficielle pourrait laisser croire que l’auteur tourne en rond avec son histoire de vengeance, de loi du talion, de meurtre pour réparation, meurtre aussi absurde que celui de l’Arabe par Meursault. Il semble bien que cette contre-enquête, tout en torsades, sonde la blessure originelle. Une littérature ondulatoire qui creuse et creuse encore jusqu’au point nodal où naissent toutes les tensions, toutes les violences. "Ton Caïn a tué mon frère pour… rien" dit le narrateur. Et la vengeance sera aussi absurde, vaine. Inutile. En exergue, Kamel Daoud a placé cette citation de Cioran : "L’heure du crime ne sonne pas en même temps pour tous les peuples. / Ainsi s’explique la permanence de l’histoire".

Au cœur de cet Etranger revisité par l’Autre, il y a un autre crime. Un crime qui "compromet pour toujours l’amour et la possibilité d’aimer. J’ai tué et, depuis, la vie n’est plus sacrée à mes yeux" dit le frère. Aveu, remords peut-être, qui renvoie à un verset du Coran. A Camus bien sûr. A l’histoire de l’Algérie. Ce pays où l’histoire écrase le présent, où les fantômes hantent les vivants, où les gardiens de la mémoire tuent l’amour, où la mort comme la vie sont frappées de nullité. Admirable vitalité et constance de la littérature algérienne. En 1966 le poète Ahmed Azeggagh s’insurge déjà contre "les cartes truquées de la mémoire servile" : "Arrêtez de célébrer les massacres / Arrêtez de célébrer des noms / Arrêtez de célébrer les fantômes (…)". En 2012, Mustapha Benfodil clame : "Les mots, pas les morts". Aujourd’hui, Kamel Daoud écrit : "Quelle histoire de fous. Que de morts gratuites. Comment prendre la vie au sérieux ensuite ?".

Mustapha Harzoune

Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, édition Actes Sud, 2014