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Mohamed Kadded, L’homme de verre

Poète et cinéaste, Mohamed Kadded est né en 1971 à Oullins dans le Rhône et a décidé, en 2007, de mettre fin à ses jours. Il avait 36 ans. Auteur de plusieurs courts métrages et documentaires, il a aussi publié des poèmes dans plusieurs revues et fait paraître un recueil, intitulé justement L’homme de verre, en 2000 aux éditions Poésie et rencontres. Ce livre est à la fois un hommage et une présentation de ce jeune homme et de son œuvre par Marie Paule Richard, qui rencontra, alors qu’elle officiait comme documentaliste d’un collège de la région lyonnaise, celui qui n’était qu’un élève "singulier". 

Pour découvrir l’univers de Mohamed Kadded, Marie Paule Richard a rassemblé plusieurs de ses poèmes, quelques ébauches de chansons et aphorismes, des extraits de sa prose et de théâtre. En introduction, elle donne un texte particulièrement informé et précis sur la vie de l’auteur et des commentaires pénétrants sur son œuvre littéraire et cinématographique. Elle y souligne la soif d’apprendre, la recherche "boulimique" de connaissances de ce "vrai poète" "aux profondes lézardes".
Gamin, il fut blessé, abimé pour toujours, par les querelles puis le divorce de ses parents, le manque, l’incertitude, la recherche de la mère et plus tard la mort du père : "J’ai vu pleurer un père (…) j’ai vu tomber une mère (…) Vivre une nuit de plus, vivre leurs rêves pour eux". Ces meurtrissures de l’enfance et les peurs qui leurs seront attachées vont nourrir son œuvre. On y retrouvera aussi l’Algérie, lointaine et proche, l’immigration et l’attention fidèle aux humbles, la question du bien et du mal, le sentiment d’infériorité d’un autodidacte "qui écrit / depuis toujours, / attaché à un piquet". Et bien sûr, omniprésente, l’obsession de la mort et du suicide.
Ce qui frappe, à la découverte de ces textes, c’est à la fois le talent et l’originalité du verbe, comme la sincérité, la force d’une mise à nu, sans tricherie et sans larmes. Les images du poète-cinéaste ébranlent tel un coup judicieusement asséné, elles transpercent comme une flèche qui file droit au but : "les genoux contre le front, j’attends patiemment / que mes frères viennent me redresser. / Le temps étire sa route et rien n’a changé. / Mes genoux pointus ont pénétré ma chair, fracassé mon crâne. / Je ressemble maintenant à un bloc de granit / et celui qui voudra me relever devra tailler dans la pierre"
La mort est fascination, interrogation autant qu’attraction. La disparition du père accélérera la décision du fils. A 24 ans, il écrivait : "J’ai promis tout bas d’affranchir en silence /Mon âme desséchée". Les vers impressionnent et accablent, car le "vrai poète" ne se joue pas de mots, et l’œuvre comme la vie de Mohamed Kadded rappellent une terrible vérité : "L’homme effrayé heurte / La terre les jours de grandes peines". Chacun de ces mots ici pèse lourd : le poids de la vie et le poids de la mort. Dans le tumulte des existences livrées aux vents de l’histoire, les destinées, la sienne comme celles des autres, ne sont pas seulement individuelles ou isolées. Les blessures les plus intimes renvoient au devenir collectif. "Mon voisin, un vieux monsieur au front recouvert de neige, / A reconnu ma tourmente qui s’étale vers des boulevards sans issue. / Ces batailles sont les miennes. / Mes fissures lézardent pour toujours nos mémoires".

Et quelles sont-elles ces mémoires communes, lézardées par les tourments de chacun ? Il y a l’Algérie, le pays des origines : "Algérie des villes, / Algérie du passé, / Ma princesse arabe, / Tu me tues" (écrit en 1992) ou encore "Sur la chair rude de mon pays aimé / pâlit le sable, meurent les montagnes / aux éprouvantes querelles des frères impunis" (1994).
Il y a l’exil, la génération des parents, l’immigration incarnée par la figure paternelle : "Le matin hante la ville. / Je croise une silhouette épaisse, / paternelle. / C’est le moment du travail". (…) "Dans les rues aux mornes crachats /je découvre le costume triste / d’un être qui sue la misère". (…) "Dévouée mécanique, / l’ombre fatiguée de plier / semble réciter au malheur / le rire quotidien du balayeur". 
Et cette ébauche de chanson semble, elle, concerner une autre génération, d’autres générations : "je voudrais pas me retrouver / Coincé entre / Deux / Terres / Entre / Deux rêves. / Faudrait pas, faudrait pas / Me contaminer, /Me raconter, / Que j’ai un train de retard". (…) "Faudrait pas me contraindre / Au dégoût, / S’obstiner / A m’abrutir.
Faudrait cesser / De détraquer / Mon sommeil, / de me réclamer / Au pied de l’autel
." (…) "Non, faudrait juste, / M’ouvrir la voie, / M’indiquer la route, / Un point sur la carte, / La bonne étoile".
Comme "Le temps étire sa route et [que] rien n’a changé", la question posée attend toujours une réponse : "Quelles souffrances doit-on atteindre pour arriver aux frontières de ces contrées sans barrières ? / Sont-elles peuplées d’êtres qui nous devancent en pensées et actions ?"
Ces souffrances trop longtemps endurées attisent la colère : "J’écris de colère et m’écoule dans le temps". Il faut rappeler, aux nantis et aux puissants, la dignité des plus humbles, "Les pieds dans les larmes, / les hommes desséchés tiennent debout", comme la dignité des femmes, d’Algérie ou d’ailleurs : "Dans quelle ville pleine de poussière / se couchera sans haine le soleil. / Lorsque les mères arracheront et bruleront leurs voiles, / les épines dans leur chair à nu / seront plus longues que vos anathèmes".

Poète de l’immanence, du concret, de l’ici-bas, les vers de Kadded débordent d’images, de couleurs, de senteurs, de sonorités et d’émotions. Ils n’espèrent rien du ciel. Point de transcendance ici, même si, malicieux (et perspicace), il écrit : "contourne l’homme pour rencontrer DIEU". Le salut, le bien ou le mal ne sont pas au-dessus de nos têtes : "Les actes, mal ou bien, du genre humain, / Le bien, le mal que nous fait le destin, / ne viennent pas du ciel, car le ciel est lui-même / Plus impuissant que nous à trouver son chemin".  Alors, et cela peut étonner, il faut vivre ! Ici et maintenant : "Allons ! Jette de la poussière au visage du ciel et de la terre ! / Sans arrêt bois du vin ! Tourne autour des jolies ! / Une place pour la prière, pour Dieu, où la trouver ? / De tous ceux qui sont partis, pas un seul n’est de retour !"
"Qui a souffert pour l’univers ?" interroge-t-il. Après s’être tourner vers le poète, le créateur, l’écrivain, la mère, il répond : "Toi et moi (en chœur) / Dieu n’est pas dans le ciel, / Dieu est un homme dans le doute".

Mustapha Harzoune
 

Marie Paule Richard, Mohamed Kadded, L’homme de verre, éditions La passe du vent, 2012, 144 pages, 13€.