Monique Bordry
Les huîtres de Tai-Shan
1931 : Naissance à Paris de Mei-Laine Monique
1959 : Études de chinois aux Langues orientales
1962 : Mariage avec Paul Bordry
1967 : Naissance de Laurence Mei-Len Carla, leur fille
1981 : Voyage en famille en Chine
Je m’appelle... je m’appelais, plutôt, Monique Mei-Laine Yung. Mon père était chinois et ma mère française, ils s’étaient rencontrés à Paris, dans le milieu des restaurants chinois, qui à l’époque étaient très peu nombreux. Mon père a passé sa vie à monter des restaurants chinois, mais il n’est jamais devenu patron, peut-être faute d’avoir la nationalité française. Il n’a pas voulu la demander, contrairement à certains de ses amis. Il me disait : "De toute façon, même si je deviens Français sur un papier, on ne verra pas la différence sur mon visage." Je ne pense pas qu’il imaginait retourner un jour dans son pays ; simplement, il se sentait chinois et il ne voyait pas pourquoi il ne le resterait pas jusqu’à la fin de sa vie. Je crois, surtout, qu’il a été très heureux et très fier d’avoir pu conquérir une femme française, de vivre avec elle, de nous avoir eues, ma sœur et moi. Et ma mère, qui était toute jeune quand elle l’a rencontrée, est restée très amoureuse de mon père, jusqu’à sa mort je pense. Il était quelqu’un d’extrêmement doux, calme, rassurant, qui représentait aussi peut-être pour elle l’exotisme d’un pays lointain.
Ils ont travaillé ensemble une grande partie de leur vie et par amour pour lui, je pense, elle a appris à parler le chinois du sud, le cantonais – quand ils prononçaient le mot siao haitse, "enfant", nous savions qu’ils parlaient de nous. Quelquefois, elle aimait aussi s’habiller en Chinoise.
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Comme un petit port breton
Quand, après sa mort, je suis finalement allée dans son village, j’ai trouvé bien sûr qu’il n’y avait rien du tout de commun avec un petit port breton, à part qu’il y avait aussi la mer. Pourquoi m’avait-il mis ça en tête, je l’ignore. Ce que je sais, c’est qu’en 1917, un recruteur est passé et que mon père a accepté de partir, en se disant que ce serait une bouche de moins à nourrir pour sa famille. Il ignorait son âge exact, car on ne déclarait pas les naissances en Chine, mais comme il fallait avoir 18 ans, il a dit être né en 1898. Je suis persuadée qu’il ne savait rien de la France ni de ce qu’il s’y passait.
Le naufrage de l’Athos
Il s’agissait de deux bateaux des Messageries maritimes, l’Athos, qui a sombré, et le Porthos. La mer n’effrayait pas mon père, car il nageait comme un poisson, mais la plupart de ses compagnons étaient des paysans et il y a eu très peu de rescapés. Il a passé au moins dix heures dans l’eau accroché à une épave, au milieu des cadavres, avant qu’on ne le secoure. Il disait qu’il avait vu des dizaines de gens mourir autour de lui, que c’était atroce.
De Malte, on l’a expédié en France. On lui a mis un uniforme, on a transcrit en français le nom qu’il a donné, avec sa prononciation cantonaise, Chang-Yong Yung, on lui a attribué une date de naissance. Et là-dessus, on l’a fait travailler dans une usine d’aviation américaine à Hyères. Il y resté jusqu’à la fin de la guerre.
Au Lotus
Une fois démobilisé, il pensait naturellement qu’on allait lui payer le voyage de retour, il avait cru comprendre que cela faisait partie du contrat. Mais on lui a signifié que n’ayant pas servi la France assez longtemps, il devrait se débrouiller tout seul – un des chagrins de sa vie, par la suite, c’est de n’avoir jamais été considéré comme un ancien combattant. Naïvement, car des années de salaire n’y auraient pas suffi, il a décidé de partir à Paris gagner l’argent de son billet. Là, il est entré dans ce qui était peut-être alors le premier restaurant chinois de Paris, rue des Carmes, où on lui a proposé de faire la plonge. Il ne parlait presque pas le français, mais parce qu’il était travailleur, qu’il suivait les cours de l’école Berlitz dans ses moments de liberté, il a grimpé les échelons assez rapidement. Il est devenu serveur, puis barman, notamment au Lotus, rue de l’École-de-médecine, un restaurant chic fréquenté par les artistes. Il était débrouillard, aussi, et son patron lui a demandé de chercher quelqu’un pour s’occuper de ses enfants. Dans un bureau de placement pour bonnes, il a rencontré une jeune fille montée de sa campagne qui lui a fait bonne impression. C’était ma mère.
Couple modèle
Ayant perdu sa mère à la naissance, elle était venue travailler à Paris, où se trouvait déjà sa sœur, et ce milieu chinois, qui l’a chaleureusement accueillie, l’a tout de suite enthousiasmée. Assez vite, ils ont commencé à vivre ensemble, et je crois qu’elle n’aurait pas rêvé mieux qu’un homme tel que mon père, avec sa gentillesse, cette manière discrète qu’il avait de témoigner son affection. Il adorait offrir des fleurs, faire des cadeaux, improviser des petites fêtes. Toute sa vie, il lui a apporté le petit déjeuner au lit chaque matin. J’ai l’impression qu’elle lui a offert en retour une certaine plénitude, le sentiment d’être intégré, accepté, même s’il restait quand même très chinois. La plupart de ses amis étaient chinois aussi et travaillaient dans les restaurants du quartier – nous les appelions les "oncles". Parlant très mal le français et vivant entre eux, ils n’avaient pas réussi à se marier, et mes parents faisaient figure à leurs yeux de couple modèle. Nous formions parmi eux un petit noyau de gens heureux. Naturellement, ma sœur et moi, nous étions très gâtées par tous ces oncles qui adoraient les enfants. C’était une vie particulière, mais vraiment joyeuse.
"Jean-Fait-Tout"
Quand nous sommes nées, ma sœur en 1929 et moi deux ans plus tard, nos parents n’étaient pas mariés, mais je ne l’ai su que bien plus tard – ma mère a toujours professé des opinions très sévères sur le concubinage que devenue jeune fille, je n’aurais pas imaginé braver. Je crois qu’ils ont, comme on dit, régularisé la situation quand nous avons fait notre première communion, en 1942. À l’époque, c’était en tout cas tout à fait extraordinaire et naturellement, cela a jeté un froid dans sa famille à elle. Non seulement elle était allée chercher un Chinois, mais en plus elle vivait dans le péché ! Mon grand- père, qui était bottier dans un village du Jura, près de Lons-le-Saunier, a décrété que sa plus jeune fille n’existait plus pour lui. Je ne l’ai connu que peu de temps avant sa mort, en 1947. Je ne suis pas sûre qu’il avait pardonné, mais le grand âge venu, il a eu envie de connaître ses petits-enfants. Il a tout de suite sympathisé avec son gendre, qu’il a décidé d’appeler "Jean", puis, comme il était très serviable, "Jean-Fait-Tout". Mon père n’avait pas souffert vraiment de n’être pas accepté par sa belle-famille, mais je crois qu’après cette visite, il a dû se dire que tout était bien.
Petit-nez
Pendant plusieurs années, ils ont travaillé au Dragon d’Or, en haut de la rue Monsieur-Le-Prince. Ma mère était à la caisse et mon père gérait la salle. Nous habitions rue de l’École-de-médecine.
Nous, les petites filles, nous allions dîner là-bas avant le début du service et les cuisiniers, pour nous faire plaisir, venaient prendre notre commande à notre petite table. Puis nous allions nous coucher. Comme je dormais toujours quand mon père revenait, il m’avait expliqué que le soir, il ne manquait jamais de venir me souhaiter bonne nuit en m’appuyant sur le nez – c’est pour ça, m’avait-il dit, que tu as un petit nez.
Nous n’avions pas non plus de dimanches, puisque le restaurant ne fermait jamais, ce n’était donc pas une vie de famille au sens habituel. Nos parents nous ont mis dans le scoutisme catholique, pour que nous ne restions pas seules quand ils travaillaient. Pendant des années, j’ai été dans des camps de jeunesse, des journées de jeux... Mon père n’avait aucune religion, et ma mère, comme la plupart des Français de l’époque, était catholique. Ils nous ont inscrites au catéchisme "pour faire comme tous les autres", avait décrété immédiatement mon père.
"Est-ce que tu es la première ? "
À la maison, nous parlions français. Mon père faisait un effort constant pour cela, avec des fautes énormes, notamment de prononciation, mais on se comprenait très bien quand même. C’est seulement quand j’ai voulu à mon tour apprendre le chinois que je me suis rendu compte de la difficulté que cela représentait pour lui et ses amis, d’autant plus qu’aucun d’entre eux n’avait été longtemps à l’école. Ma mère ne lui parlait chinois que quand elle voulait dire des choses que nous ne devions pas comprendre, des petits secrets, des gentillesses... Elle ignorait l’écriture, elle avait appris simplement à l’oreille, et mon père, lui, ne connaissait que certains idéogrammes. Je l’ai vu penché pendant des heures devant un journal chinois, à essayer de lire. Souvent, des étudiants chinois l’ont aidé à rédiger les lettres qu’il envoyait régulièrement à sa famille, avec de petites sommes d’argent, comme tant de ses compatriotes. Pour mes parents comme pour les "oncles", l’école comptait beaucoup, il fallait bien travailler et donner l’exemple. Quand j’avais eu une bonne note, mon père me demandait toujours : "Est-ce que tu es la première ?"
La Chinoise
Je crois que je me suis sentie bien à l’école. C’est là que j’ai tout appris. Ma sœur, qui était entrée à la maternelle un an avant moi, était revenue en pleurant dès les premiers jours, en disant qu’on l’avait traitée de Chinoise. Mon père lui avait répondu : "C’est vrai que tu es chinoise, puisque ton papa est chinois, mais ce n’est pas du tout une insulte. La prochaine fois qu’on te dit ça, tu réponds : "oui, et j’en suis fière !"" J’attendais donc mon tour avec impatience pour voir si cela m’arriverait aussi. Naturellement, dès le jour de la rentrée, ça n’a pas manqué, et je me suis empressée de clamer la formule magique. De fait, je n’ai subi aucune moquerie par la suite, même si à l’époque, je crois que nous étions les seules petites Chinoises de notre école. Par contre, alors qu’à la maison, ils ne m’avaient appelée que par mon prénom chinois, Mei-Laine, mes parents avaient décidé qu’en classe, je devrais être Monique, encore une fois pour être "comme les autres". La première année, on m’a cru demeurée ou sourde, parce que je ne répondais pas à ce nom auquel je n’étais pas habituée. Mais si j’étais un peu perdue, je ne crois pas que j’étais complexée.
"Il n’est pas étranger, il est chinois"
Je ne me suis sentie blessée qu’une seule fois, c’était après la déclaration de guerre, en 1939. Chaque Parisien avait droit à un masque à gaz, qu’il fallait aller chercher à la mairie de son quartier. Nous y sommes partis tous les quatre, il y avait beaucoup de monde. Quand est arrivé notre tour, on a donné un masque à ma mère, un à ma sœur, un à moi. J’ai demandé pourquoi mon papa n’en avait pas. On m’a répondu : "Il est étranger." Je ne comprenais pas ce mot, j’ai dit : "Il n’est pas étranger, il est chinois." Et comme je savais que ce qu’on lui refusait, c’était une protection contre quelque chose qui pouvait faire mourir, j’ai commencé à pleurer et à crier, les gens dans la queue se sont émus et ont pris notre parti. Cela a fait un petit scandale, mais l’administration française est restée inébranlable. Nous avons fini par partir avec trois masques à gaz, ma mère, ma sœur et moi en pleurs, mon père essayant de nous consoler.
Cantonais et mandarin
Quand j’ai eu 11 ans, la directrice de mon école a proposé de me faire entrer au Lycée Fénelon, pour aller jusqu’au bac et peut-être poursuivre des études ensuite. Là, je me suis sentie différente des autres filles, mais c’était plutôt une question de milieu social. La plupart était de famille aisée, intellectuelle, et leurs parents pouvaient leur montrer des livres, leur expliquer les cours. Moi, par contre, je devais me débrouiller seule et j’ai dû énormément travailler. Le jour où j’ai eu mon bac, mon père a fait une grande fête. Pour lui, c’était vraiment le summum. L’autre immense plaisir que je lui ai fait, c’est quand j’ai décidé d’étudier la langue et la civilisation chinoises aux Langues orientales. J’avais déjà une licence d’anglais et d’espagnol, mais ça, c’était une envie profonde. Pendant trois ans, je n’ai pratiquement rien fait d’autre, et pourtant, j’étais loin de parler et d’écrire correctement à la fin ! J’étais fière de mon diplôme. Mais j’avais appris le mandarin et mon père parlait, lui, la langue du Sud. Un jour, j’ai amené chez nous l’un de mes professeurs chinois, et j’ai été très frappée de voir qu’entre compatriotes, ils ne pouvaient absolument pas se comprendre.
Ecouter Monique Bordry (1min50)
Les archives Curie
J’avais travaillé une année comme institutrice dans une école privée. J’aimais beaucoup enseigner, mais c’était un climat terrible de sévérité. Je n’ai jamais puni un élève, car le directeur les faisait s’agenouiller des heures, bras en croix dans son bureau. Des enfants de 6 ans ! Mon rêve aurait été de devenir professeur de chinois, mais il y avait alors très peu de postes. Je cherchais du travail et j’ai su que le CNRS recrutait quelqu’un pour s’occuper de la communication. À l’entretien, on a regretté que je ne parle pas russe, ce qui, je l’avoue, m’a un peu énervée, mais ma candidature a été acceptée. J’ai été détachée auprès de l’Institut de Physique nucléaire, à Orsay. Je n’y connaissais rien, mais au fil du temps, avec l’aide des chercheurs, j’ai acquis les connaissances de base. À partir de 1967, on m’a confié la gestion des archives de Pierre et Marie Curie, et c’est ainsi que j’ai créé ce qui est aujourd’hui un musée, dans leur ancien laboratoire. J’ai adoré mon métier.
"Mes enfants iront un jour"
J’ai quitté la maison familiale assez tard, après mon mariage, en 1962. Mon mari était le fils unique d’une veuve très possessive, qui ne voulait pas entendre parler de le partager avec quiconque, et nous nous sommes mêmes mariés en cachette, ce qu’à mon grand chagrin, mes parents n’ont jamais compris. Ils ont cru sans le dire que nous avions honte d’eux et je n’ai pas su les rassurer sur ce sujet. Par la suite, comme ils se sont très bien entendus avec mon mari, je pense que la blessure s’est apaisée.
Mon père n’a pratiquement pas pris de retraite, parce qu’à la fin de sa vie, il ne cessait d’aller aider ses amis, donner des conseils ou simplement bavarder, dans les restaurants chinois de Paris qui étaient devenus très nombreux. Rien que la rue Monsieur-le-Prince en était pleine. Il n’a jamais exprimé le regret de n’être pas retourné en Chine, ni même peut-être de ne pas avoir revu sa famille. Il disait toujours : "Moi, je n’y vais pas, mais mes enfants iront un jour, sans doute." C’est pourquoi je me sentais l’envie très forte d’aller un jour en Chine.
Tai-Shan
Il est mort en 1978, et trois ans après, mon mari, qui travaillait à l’Unesco, a été invité à réaliser un film sur l’Opéra de Pékin. Nous avons décidé d’y aller ensemble, avec notre fille, pour visiter notamment le village natal de mon père, et nous avons proposé à ma mère de partir avec nous. Elle a accepté, avant d’avouer, alors que la date du départ approchait, qu’elle ne souhaitait pas nous accompagner. Sur le coup, je n’ai pas compris, j’ai même été en colère. Finalement, nous sommes partis à trois, par le train, accomplir d’abord le voyage touristique classique, de Pékin à Shanghai.
Puis arrivés à Canton, nous avons pris une voiture, un interprète et nous sommes allés dans le village de mon père, Tai-Shan. J’ai retrouvé non loin de là l’un des "oncles" de mon enfance, Pen Souk, qui dans les années 70, sur proposition du gouvernement chinois, avait décidé de repartir en Chine. En me voyant, il a fondu en larmes. Et puis je me suis trouvée face au seul vrai oncle chinois que j’aie réellement eu, un frère de mon père, sans doute le plus jeune, qui était déjà un vieux monsieur lui aussi. Il a prononcé un petit discours, qui commençait par : "La famille est heureuse car nous sommes réunis."
Les huîtres géantes
Ç’a été un moment très très émouvant pour moi. Nous avons demandé à aller nous recueillir sur la tombe de nos ancêtres et toute la famille, adultes et enfants, nous a menés sur un monticule herbeux, un peu à l’écart des maisons. J’avais imaginé que mon oncle pourrait en vouloir à mon père d’être parti sans retour, mais au contraire, nous avons été très bien accueillis. Mon oncle semblait trouver cela naturel. Il m’a montré la seule maison à étage du village, en m’expliquant qu’elle était là grâce à l’argent envoyé par mon père tout au long de sa vie.
J’ai ramassé un peu de terre du village et j’ai ramené aussi des coquilles d’huîtres. Mon père s’était toujours moqué des françaises, en disant qu’elles étaient minuscules, et moi je lui répondais : "Bien sûr, avec les yeux de l’exil et de la jeunesse, tout est plus gros et plus beau." Mais sur place, j’ai pu constater qu’elles sont réellement beaucoup plus grosses !
En revenant, bien sûr, j’ai montré tout cela à ma mère, avec les photos. Elle était contente que je lui raconte, mais j’ai vu qu’elle n’avait aucun regret de n’y être pas allée. J’ai compris que sans mon père, ce voyage n’avait plus aucun sens pour elle.
Témoignage recueilli en février et avril 2008
Production : atelier du Bruit
Auteur (entretiens, récit de vie) : Irène Berelowitch
Photos : Xavier Baudoin
Montage module sonore : Monica Fantini