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N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures

« L’idée de la guerre s’enfonce en eux, alourdit leurs pas. Ils sont français. Une identité qui prend la couleur et le poids de la honte. On les rassemble, on leur promet un hébergement pour mettre fin à leur soi-disant nomadisme qui doit être éradiqué comme une maladie honteuse. Ils sont devenus une menace. A quels guerriers s’apparenter à présent, eux qui n’ont à défendre que le territoire du vent ? Pourtant des hommes sont déjà partis au front. Et plus tard ils seront réquisitionnés pour le STO. En cela, on sait les reconnaître français, oubliant leur race à part. Ils ont toujours avancé sur cette terre pour vivre délestés de ces devoirs étrangers : s’établir sur une terre, la faire fructifier, bâtir, posséder, s’enraciner, appartenir à un village, un pays. Pourquoi retourner ainsi leur destin, écraser leur différence si vivace ? ».  

En France, durant la Seconde Guerre mondiale, 6 500 tsiganes seront regroupés et enfermés dans une trentaine de camps. Pour raconter cette histoire, Paola Pigani a recueilli les souvenirs d’une femme âgée de 80 ans, souvenirs d’ Alexienne devenue Alba dans ce récit qui mêle fiction et réalité. Alexienne raconte. Paola Pigani "écrit sur des silences".

L’histoire se passe dans le camp des Alliers, près d’Angoulême. Il servit d’abord à interner les républicains espagnols. Après les avoir expédier à Mauthausen, la police française va "redoubler [d’]efforts sous prétexte de se plier aux lois de l’occupant" pour y enfermer ces manouches, tsiganes et autres bohémiens. En novembre 1940, Alba a 14 ans quand les portes du camp se referment sur elle, sur sa mère, Maria, et sur son père, Louis. Le 31 août 44, la France fête la Libération ; pas les centaines d’internés du camp. La guerre est finie mais ils restent prisonniers ! Il leur faudra attendre encore deux ans. Deux ans d’enfer, jusqu’en mai 1946, avant de retrouver "leur premier feu sous les étoiles à l’air libre", "leurs gestes sacrés autour du cercle". Au bout de ces presque six années, quand les portes du camp se rouvriront, la famille aura perdu l’un des siens, deux enfants seront nés - "pour mourir on a tout le temps devant nous, Monsieur le docteur. Pour vivre il faut faire vite" répond Alba aux reproches du médecin. Alba y a rencontré Silvère, "plus vivant que tous ceux ici réunis". Les roulottes ont disparu. Les chevaux sont morts. Restent les blessures et les souvenirs dont Alba voudra se défaire ; plus tard.
Paola Pigani raconte les conditions indignes dans lesquelles sont retenus ces hommes et ces femmes qui, pour être nomades, n’en sont pas moins… Français ! Il y a le froid, la faim, la "faim animale" des gamins qui fourragent dans les poubelles, les odeurs pestilentielles, les maladies. Certains tentent de s’évader pour se réfugier dans la nature ou rejoindre la résistance - "ne pas être français comme les autres ? Jean veut se prouver à lui-même qu’il sera français jusqu’au bout de sa fierté". Rien ne leur est épargné pour corriger l’atavique "méfiance à l’égard des gadjé" : "leurs vêtement sont beaux et propres mais leur cœur est sale. Regarde-les toujours dans les yeux. N’aie jamais honte" enseigne Maria à sa fille.

La misère fait naître des jalousies et des haines, fissure le code des valeurs morales du groupe. Dehors, "les voisins ont peur de cette population à proximité, ce puits de misère". Pourtant, la solidarité entre Manouches demeure. Et le soutien peut aussi venir de l’extérieur. C’est le curé qui lance au responsable du camp : "ils ont bien le droit à quelque bonheur, tout de même ! S’ils ne peuvent jamais toucher la beauté du monde, comment voulez-vous qu’ils aspirent à grandir et à redevenir libres un jour ?". Les "chariteux" de la Croix rouge sont de bienveillantes dames qui n’ont pas su pourtant se défaire de quelques clichés et médisances. Il y a aussi le soutien de Mine, la complicité discrète de Michel, l’un des gardiens du camp.

N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures n’est pas un roman, mais plutôt un témoignage romancé écrit pour tirer de l’oubli une page de l’histoire nationale et raconter, une part de la mémoire et de la fierté manouches. Paola Pigani livre des pans entiers de la culture et de l’éthique tsigane : la relation à la nature et aux animaux (le cheval au premier chef), le rapport à la famille, les rites qui entourent les fiançailles ou les funérailles, les croyances qui conduisent à se méfier "des odeurs de maison fermée et des coins noirs qui font peur", la place de la musique. Elle laisse entrevoir des éléments d’une éthique de comportement qui commande de se taire pour ne pas porter malheur ou pour cacher son chagrin… Bien sûr, le monde a changé, et les manouches n’échappent pas à cette règle universelle d’impermanence qui amène par exemple certains à s’enfermer entre quatre murs. Il n’empêche ! Il y a là quelques enseignements à méditer, quelques règles à se réapproprier, quelques "écarts" à corriger : l’indisponibilité à l’instant présent, l’emprise des racines sur le mouvement, le "joug matériel" que représente un toit ou l’instinct de propriété… Et si on laissait un peu de l’esprit manouche entrer dans l’âme d’une modernité qui file en roue libre ? "Les arbres sont comme les hommes. Tous se valent mais ils n’ont pas la même manière de s’élever, d’aller toucher le ciel"

Mustapha Harzoune
 

Paola Pigani, N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures, Liana Levi 2013, 217 pages 17,50 €.