Taoufik Bestandji
La musique d’un pays perdu
1961 : Premier jour d’école avec Mme Dusaillon
1978 : Concerts pour les immigrés à Grenoble
1989 : Rencontre avec la communauté juive de Constantine en France
2005 : Le jardin du sultan
Quand j’étais enfant, ma ville me faisait peur, elle est construite sur des morceaux de rochers et pour aller d’un endroit à un autre, il faut traverser des ponts, on est obligé. C’est surtout le pont suspendu qui marque une certaine angoisse dans l’esprit des enfants de Constantine, il tient par de gros câbles, des cordes métalliques qui bougent quand on passe, et si on regarde en bas, c’est le ravin. J’ai été très marqué par cette ville qui oblige à affronter sa peur.
Je garde aussi le souvenir des promenades le soir, avec mon père, je portais des sandales et des socquettes blanches, il me tenait la main dans les ruelles du quartier populaire, où il avait son salon de coiffure. Il était barbier et musicien, il y avait toujours une mandoline dans sa boutique. À la maison, quand il jouait du luth ou du violon, il ne voulait pas qu’on le dérange, j’étais souvent derrière les portes à écouter, pour moi, c’était des sons magiques.
L’année où mon destin allait se faire
Dans ma famille, la musique s’est transmise de génération en génération, mais pour mon père, c’était hors de question que j’en fasse un métier. Il appelait le musicien “un mendiant propre”, il voulait que ses enfants fassent des études. Je suis né en 1957 et déjà, dans les années 60 et 70 à Constantine, il n’y avait pas de concerts publics et les musiciens jouaient seulement quand il y avait un mariage ou une autre fête religieuse.
À l’école, j’étais connu pour être le musicien du lycée, j’avais monté un orchestre et on a eu des prix. J’étais plutôt bon élève mais l’année de mon bac, j’ai fait un acte inconscient, je ne me suis pas présenté aux examens. Je voulais partir à l’étranger, sauf qu’à l’époque, c’était très dur, parce que l’Algérie était un pays fermé. Par chance, en 1978, quelqu’un m’a proposé de partir à Grenoble pour trois mois pour faire des concerts pour les immigrés. J’étais un peu perdu, en fait, et aujourd’hui, je peux dire que c’était l’année où mon destin allait se faire.
Beaucoup d’images dans la tête
Finalement je suis parti et mon Dieu, quand on arrive en France... Pour moi, c’était un monde magique, à tout point de vue. J’ai découvert la modernité : une société belle, les vitrines étaient belles, les femmes étaient belles, elles étaient libres. On pouvait parler, critiquer le gouvernement ouvertement. Ce qui pouvait réellement représenter le bonheur, c’était la France. Et en même temps, il y avait les souvenirs liés à la guerre, à la colonisation française en Algérie, beaucoup d’images dans ma tête. Je me souviens très bien que mon premier jour d’école, en 1961, des gens de l’OAS, l’Organisation Armée secrète, avaient mis une bombe à l’école et ils nous ont dit : "Retournez chez vous, le pays est en guerre." Moi j’étais traumatisé. On était tous tellement content d’aller à l’école et de découvrir un autre monde...
Chez nous, c’était un monde un peu archaïque, et l’école était une ouverture. Et puis ma maîtresse d’école, Madame Dusaillon, comme je l’aimais, Madame Dusaillon ! Quand on travaillait mal, elle nous donnait des coups, mais elle représentait pour nous quelque chose d’accessible et d’insaisissable.
Ceux qu’on appelait les immigrés
C’était un peu comme le pays : pour l’Algérie, la France était accessible mais insaisissable, comme une mère qui a dominé et qui a disparu. Dans ma tête de jeune de 20 ans, j’avais toutes ces pensées, et à l’égard de la France, il fallait tout le temps composer avec cette double image : l’image de l’oppresseur et la fascination. Et puis, en arrivant à Grenoble, j’ai découvert les immigrés. Chez nous, ceux qu’on appelait les immigrés revenaient au bled une fois par an, ils arrivaient avec de l’argent, ils étaient bien habillés alors que nous n’avions même pas un jean. On avait l’image de gens complètement épanouis dans l’immigration et on découvrait, en arrivant en France, qu’ils étaient aussi dans la misère. Ils logeaient dans des endroits insalubres, certains étaient au chômage, certains buvaient, c’était vraiment la misère sociale. Pourquoi est-ce qu’ils en étaient là ? Et puis on a découvert aussi leurs enfants : des gens complètement déchirés qui ne parlaient pas arabe comme nous, qui comprenaient quelques mots. Et quand on jouait, ils disaient : "Qu’est-ce que c’est qu’ça ?" Ils ne comprenaient rien du tout. Par contre, leurs pères étaient dans la nostalgie, ça leur rappelait le bled.
La musique Malouf
Ma vie de musicien, je l’ai construite avec ça aussi. Pour moi, la musique n’est pas uniquement un texte, une mélodie, mais tout ce qu’il y a autour, la musique permet de se réconcilier avec son passé, de retrouver son identité, elle mélange l’intime et le politique.
Après ma visite à Grenoble, je suis retourné au bled et j’ai repris les études, parce que je ne me voyais pas jouer pour les mariages. J’ai étudié un peu la sociologie à l’université de Constantine parce que je ne voulais pas être seulement musicien, je voulais aussi avoir un instrument critique pour réfléchir sur ma musique, le Malouf.
Le Malouf est la musique d’un pays perdu. Son histoire remonte très loin, c’est une musique dite arabo-andalouse, parce qu’on considère que les paroles ont été écrites en Andalousie. Les juifs et les musulmans, chassés de l’Andalousie en 1492, se sont installés dans les pays du Maghreb. Leur musique s’est mélangée au répertoire local, mais les textes sont restés les mêmes. C’est pour ça qu’on retrouve les mêmes thématiques, du Maroc jusqu’en Libye : les jardins en fleurs, le paysage, le fait de courtiser les femmes.
Ecouter Taoufik Bestandji parler de la musique et des carnets de son père (8min15)
Une famille de mystiques
Le Malouf est une façon mélancolique et enjouée de faire de la musique et de chanter. Il y a deux sentiments qui s’affrontent : d’un côté la mélancolie, une façon douloureuse de chanter, et de l’autre des sauts de gaîté... On dirait que c’est l’espoir qui vient toujours éviter à quelqu’un de se perdre dans la douleur. Chacun a une approche personnelle et chaque orchestre à sa spécificité.
Je viens d’une famille de mystiques et l’un des capitaux les plus importants du mystique, c’est la musique. Déjà, mon arrière-grand-père était patron d’une des plus grandes confréries du Maghreb. Chaque confrérie suit la philosophie d’un saint. Le mystique est un guide spirituel, une fois par semaine, on se rencontre au sanctuaire pour chanter des textes sacrés, pour danser, c’est plus que du loisir, c’est une sorte de thérapie qui soulage la souffrance.
Les juifs de Constantine
Et puis j’ai aussi fréquenté les derniers foundok, c’était des lieux interdits, un peu cachés, des lieux pour consumer le temps dans le plaisir. J’ai le souvenir de beaux tapis, de coussins, d’oiseaux chanteurs, de l’odeur de la menthe, du basilic, de boissons alcoolisées. Parfois, il y avait des femmes, les foundok étaient aussi appelés des "hôtels pour jeunes célibataires", mais on y allait surtout pour jouer et apprendre la musique, il y avait des musiciens juifs et musulmans, c’était la musique Malouf, la même qu’on jouait dans les sanctuaires mais avec, cette fois, des textes profanes.
La ville de Constantine est une ville très symbolique du point de vue des communautés, elle abritait par exemple une des communautés juives les plus importantes du Maghreb. Elle était proche de la communauté musulmane, grâce à la musique. La musique engage à avoir des liens d’amitié ; nous partagions même certaines traditions, sauf celles qui avaient un lien avec la religion... Et encore, même à ce niveau-là, je trouve qu’il y a beaucoup de similitudes.
Raymond Leyris
Pendant la colonisation, suite au décret Crémieux, tous les juifs algériens avaient obtenu un traitement de faveur qui n’était pas donné aux musulmans, ils avaient les droits des citoyens français, et avec l’indépendance, ils ont quitté l’Algérie. C’était une rupture brutale.
Après l’assassinat de Raymond Leyris en juin 1961, tous les juifs de Constantine sont partis. Il était un symbole, le plus grand musicien de musique Malouf dans les années 1950, il avait une mère catholique mais il avait été élevé par une famille juive, il avait appris la musique dans les foundok et il était aimé par les deux communautés : juive et musulmane. Son assassinat, c’était une façon de dire que l’Algérie devait être arabo-musulmane et puis voilà. Entre 1961 et 1962, tous les Juifs de Constantine l’ont compris, j’ai encore dans les yeux l’image des maisons vides, abandonnées.
Pour moi, en Algérie, c’était difficile, j’étais mal. En 1989, par le biais du Centre culturel français, j’ai rencontré le grand pianiste Pierre Barbizet, qui était aussi le directeur du Conservatoire de Marseille. Grâce à cette rencontre, je suis parti à Marseille pour faire des ateliers de musique andalouse, de Malouf.
Trait d’union
La culture est le dernier souci du gouvernement algérien et donc j’ai décidé de vivre en France, où je pouvais être utile aux miens aussi. Je suis à l’origine de la réédition du disque de Cheikh Raymond Leyris, j’ai fait plusieurs concerts en son hommage avec Enrico Macias qui était son beau-fils et son élève. J’ai travaillé à la Maison de la Radio pour réaliser la première anthologie de la musique algérienne en cinq volumes...
Le jardin du sultan
Récemment, j’ai encore regardé dans le passé, pour connaître des histoires que je n’ai jamais vécues, mais qui font partie de moi : cette fois, je suis arrivé à Istanbul. Avant de devenir une colonie française, l’Algérie a été pendant des siècles sous domination turque. À Istanbul, j’étais comme un fou, errant à la recherche d’une partie de mon identité dans un lieu inconnu. Partout, j’ai cherché des gens qui portaient mon nom et finalement, j’ai découvert que Bestandji veut dire "jardinier". Et le bestandji–bachi était le jardinier qui gérait tous les jardins du sultan, il était aussi au courant de ses secrets. Quand le sultan était destitué ou mourait, tous les gens qui lui étaient très proches, dont le jardinier, étaient envoyés dans des provinces lointaines.
J’ai dit : “Ça, c’est une sacrée histoire !” On part du jardinier du sultan et on se retrouve en Afrique du Nord, dans la ville où je suis né, Constantine. Après, je suis allé la raconter à ma famille. Je raconte des histoires pour tisser des liens. Confronter ce qui a été séparé, c’est ma philosophie de la vie.
Témoignage recueilli en juin 2005
Production : atelier du Bruit
Auteur (entretiens, récit de vie, module sonore) : Monica Fantini
Photos : Xavier Baudoin
Visiter le site internet de Taoufik Bestandji, consacré à la musique malouf
Pour en savoir plus sur l'immigration algérienne :
- Voir les ressources autour de l'exposition L’immigration algérienne en France