Les Américains en France (XVIIIe-XXIe siècle)
Les historiens des migrations ont, jusqu’à présent, favorisé l’étude des mouvements de populations pauvres vers les pays riches. C’est pourquoi la présence, en France, d’une population ne correspondant pas aux schémas habituels, originaire des États-Unis d’Amérique, pays riche par excellence, nous interpelle…
À peine délivrés de la tutelle britannique, des Américains de la côte Est (Boston, New York, Philadelphie) s’intéressent à la France. Huit à dix mille d’entre eux sont déjà là, sous la Révolution et pendant le premier Empire, parmi lesquels 65 % se déclarent marchands, capitaines de bateaux et propriétaires. Avec les progrès de la navigation, venir en France devient presque facile. Jusqu’en 1881, les recensements français comptabilisent ensemble tous les Américains, qu’ils viennent du Nord, du Centre ou du Sud. À la fin du XIXe siècle, les premiers sont comptés à part : 6 915 en 1886, 7 024 en 1891, 6 899 en 1896.
Les pionniers
A partir de 1901, les citoyens des États-Unis apparaissent enfin séparément dans les recensements. Des Américains, ayant construit des fortunes colossales grâce au fabuleux essor économique de leur pays, sont attirés par la qualité de vie, le luxe, la mode, les arts, la réputation et l’éclat de la société française, par les avantages offerts par la capitale ainsi que par le climat du pays. Ils se conduisent en consommateurs richissimes et frivoles. Leur présence entraîne un développement important du secteur tertiaire : services et commerce (banque, assurance, hôtellerie et restauration, casinos, sports en général – particulièrement les courses – immobilier, domesticité, grands magasins, tourisme, loisirs, culture : spectacles, vie littéraire et marché de l’art).
Quelques secteurs industriels sont également touchés : le luxe, l’automobile, les constructions navales (plaisance comprise), le textile et la mode (coiffure, couture, parfumerie). C’est une population qui participe de façon notable, par sa surconsommation, au financement et au développement de plusieurs secteurs traditionnels de l’économie française.
Combattre avec les Français
La Première Guerre mondiale ne fait pas fuir les Américains, qui collaborent à la défense, puis à la victoire de la France ainsi qu’à la reconstruction du pays.
L’armée de Pershing, puis l’American Field Service, l’American Committee for Devasted France (le CARD) d’Anne Morgan, la Fondation Rockefeller, la Fondation Carnegie et un certain nombre d’associations (l’ensemble constituant une sorte de plan Marshall avant la lettre de la philanthropie américaine) attirent des citoyens américains sur le territoire français. Ils laissent des traces indélébiles de leur passage, à savoir des formes modernes de développement et de fonctionnement des sociétés ainsi que des réseaux d’amitié franco-américaine profonds, efficaces et durables, sans parler ni de leur consommation sur place ni de leurs investissements.
La Grande Guerre à peine terminée, une vague de Noirs américains (200 000 ont combattu sur le territoire français pendant les hostilités) prend le chemin de la France (moins raciste que les États-Unis) et transmet durablement le goût et la pratique du jazz aux Français.
Une migration d’élite
Parallèlement, l’augmentation constante du nombre d’implantations industrielles et commerciales américaines en France appelle la présence de milliers d’Américains. L’économie libérale française n’exerce aucun contrôle, aucune restriction, aucune discrimination à leur égard. Vers 1925, cinq ou six mille « foyers » américains évoluent dans le sillage du commerce et de l’industrie américaine.
En plus des banquiers, assureurs, consultants, financiers, commerçants, vendeurs, négociants, représentants de commerce, on compte, en région parisienne, des avocats, des médecins ou chirurgiens, des dentistes, des hommes d’Église, des ingénieurs, des enseignants, des bibliothécaires, des journalistes, des diplomates. Les rentiers et les retraités s’installent sur la Côte d’Azur. Toute cette population forme le noyau dur de la colonie américaine de France, protégé par l’American Chamber of Commerce in France, fondée en 1894. Il est composé de Blancs, protestants, partisans du libre-échange, actifs, instruits, qualifiés, aisés voire nantis ou fortunés.
Cette présence est soutenue et justifiée, en grande partie, par la croissance économique américaine qui conduit les Américains à conquérir des marchés extérieurs ; la France est le premier de ces marchés et des Américains viennent sur place pour travailler (durement) et pour prendre physiquement possession du terrain, dans l’idée de ne pas laisser à d’autres le soin de diriger leurs affaires.
Ils mettent la modernité industrielle à la portée des Français (tracteurs, automobiles, radios, machines à coudre, machines à écrire, agroalimentaire, presse, cinéma, etc.). La puissance du dollar leur assure, face au franc affaibli, un pouvoir d’achat considérable. Une multitude d’associations et de clubs, gérés et financés par des Américains de France, permettent d’un côté, d’informer sur la France, de l’autre, de maintenir les liens avec la mère patrie.
« Paris est une fête »
Dans l’entre-deux-guerres viennent aussi de nombreux artistes américains qui ne réussissent pas à trouver leur place aux États-Unis : musiciens, écrivains, peintres, sculpteurs, architectes, décorateurs, amateurs et collectionneurs d’art : ils forment en partie la lost generation. Attirées par la créativité de Paris – ville réputée pour être le centre de la civilisation occidentale aussi bien que le lieu d’expression de l’avant-garde artistique –, ces personnalités, plus enclines à l’acculturation que le milieu des affaires, tissent avec les avant-gardes et avec les intellectuels français des liens de reconnaissance mutuelle.
Dans cette période, on observe des personnes solidement implantées en France mais ayant par ailleurs conservé leur nationalité américaine. C’est en fait une population qui a une tendance lourde au retour (la moitié environ chaque année), mais qui se renouvelle sans cesse par un flux constant d’arrivées. Certains Américains demandent cependant leur naturalisation : de 1400 à 1800 naturalisés par an, essentiellement des femmes, qui perdent ainsi leur nationalité américaine et qui doivent s’immerger totalement dans le tissu social français (l’histoire des femmes américaines en France mériterait une étude en soi).
La figure du GI
Le choc de la dépression et de la Seconde Guerre mondiale provoque le rappel aux États-Unis des civils américains. Les GI les remplacent. Ces soldats seront ensuite eux-mêmes suppléés par les collaborateurs du plan Marshall et par les troupes militaires de l’Otan (ce qui explique le pic d’après guerre dans les chiffres du recensement français). Des villes comme Fontainebleau, Châteauroux, Verdun, Orléans, Toul, vont vivre pendant une quinzaine d’années à l’heure de l’American way of life.
Après le départ des troupes de l’Otan, la présence américaine en France se stabilise autour de 25 000 personnes par an (on considère généralement que les chiffres officiels sont sous-évalués), parmi lesquelles 50 % sont des résidents permanents, vivant en France depuis plus de quinze ans mais pas automatiquement naturalisés.
A l’heure de la mondialisation
La ressemblance avec la population de l’entre-deux-guerres est flagrante : les migrants américains viennent pour travailler. Ils sont originaires des grandes métropoles de la côte Est : hommes d’affaires (21 %), professions libérales et indépendantes (18 %), chercheurs (9 %), enseignants (7 %), artistes (7 %), fonctionnaires internationaux (6 %) et 23 % de personnes sans profession parmi lesquelles 77 % de femmes ; le reste se partage entre étudiants (ce courant est attesté dès le XIXe siècle), hommes d’Église et retraités/rentiers. Un dixième seulement de l’ensemble de cette population est noir. La répartition par sexe est de 56 % d’hommes et 44 % de femmes.
Les firmes américaines en France sont de plus en plus nombreuses : dans les années 1970, l’économie américaine en France emploie plus de 350 000 salariés français. Ce qui réunissait les Américains, c'était leur appartenance à un pays internationalement puissant et la fierté de leur citoyenneté, revendiquée haut et fort. C'était également leur confiance dans leur monnaie (même dans les périodes de dévaluation) et leur croyance dans le dynamisme du pays. Ils sont toujours conscients de la supériorité américaine et des performances de leur pays dans le monde, même si le 11 septembre a contribué à changer la donne.
Ils ne sont pas empêchés d’agir par le fait de devoir oublier leurs origines. Ils ne sont pas concernés par cette honte d’être eux-mêmes que les communautés d’accueil savent créer et faire porter aux immigrants originaires des pays pauvres.
Les Américains de France forment une minorité étrangère « sur-développée » qui a des armes pour se faire respecter (y compris ceux de ses membres qui n’appartiennent pas à l’élite). C’est ainsi qu’elle doit être étudiée, sachant que ce statut ne signifie pas forcément facilité d’acculturation : en effet, les changements sociaux, économiques et culturels consécutifs à la présence américaine en France ne sont pas toujours consensuels dans le pays d’accueil. Mais l’intégration est-elle encore un but à atteindre, alors que des pans entiers des populations des grandes métropoles du monde se rapprochent les uns des autres, en rupture avec les masses de leur propre arrière-pays ?