Intelligentsias algériennes. Le double exil
Karim Khaled, préface de Lahouari Addi, Alger éditions, Koukou Éditions, 2023, 240 p., 18 €/1 500 DA.
Ces derniers mois, l’Algérie s’est félicitée du succès de ses chercheurs dans de prestigieuses institutions telles que la Nasa ou l’Institut Pasteur. En même temps, en février 2023, l’exécutif s’interrogeait une nouvelle fois en Conseil des ministres sur les outils permettant de retenir ou faire revenir ses talents. C’est donc une réflexion d’actualité que livre le sociologue Karim Khaled de l’Institut national de recherche en éducation d’Alger.
Ce travail dépasse, néanmoins, les analyses convenues sur la « fuite des cerveaux ». En effet, cet ouvrage à plusieurs entrées offre, d’abord, une étude sociologique pointue des migrations des intellectuels algériens. Il se lit, ensuite, comme une plongée dans l’Algérie vécue des élites (universitaires, médecins, journalistes) des années 1990, la « décennie noire » marquée par le terrorisme islamiste. C’est, enfin, la chronique de départs annoncés, tant il montre, par son analyse historique, la profondeur des revers du système d’enseignement post-indépendance.
Karim Khaled décortique le « double exil » dont ont fait l’expérience les personnes qu’il a interviewées. La bureaucratie, la cooptation et la politisation ont empêché un « épanouissement » de cette « intelligentsia de vocation » qui se trouve marginalisée par les « universitaires-fonctionnaires ». Les compétences existent, à l’hôpital et dans la presse également, mais elles n’ont pas été valorisées socialement, autorisées à créer librement et à exercer dignement. Se construisent alors, dans ces conditions, les « foyers migratoires dormants » où s’accumulent ces « ruptures passives » fondées sur des aspirations individuelles et des ethos professionnels contrariés. La libéralisation politique issue des révoltes d’octobre 1988 apparaît comme un point de bascule : cette ouverture porteuse d’espoirs voit monter l’extrémisme religieux et la violence politique jusqu’à ce que des intellectuels, parmi les plus brillants et prestigieux, soient ciblés et assassinés systématiquement les mardis. Ce que l’auteur analyse aussi bien dans ses dimensions objectives que subjectives, cependant, n’est qu’une face de ces trajectoires d’exil. C’est aussi l’intérêt de son enquête que de retracer une multitude de parcours d’intégration en France, où se mêlent les souffrances du départ, les risques du déclassement et les solidarités des compatriotes immigrés et des collègues français. C’est en ce sens qu’existe ce « double exil » qui est avant tout « intérieur » et constitue cette intelligentsia si particulière. Elle ne rompt pourtant jamais avec le pays d’origine. Le retour, qu’il soit « stratégique » ou « nostalgique », est historicisé entre les volontés de bâtir la nation socialiste, de libéraliser l’Algérie ou, plus tard, de l’ancrer dans la mondialisation – quitte à susciter de nouvelles déconvenues.
Une grande place est accordée aux témoignages des acteurs dont les longs verbatims expriment les ressentis et offrent aux lecteurs des illustrations concrètes. L’ouvrage n’est en pas moins un travail académique : le souci accordé à son architecture conceptuelle aboutit à une solide théorie sociologique de l’intellectuel exilé au croisement d’Abdelmalek Sayad et Edward Saïd.
Dans la continuité de ses précédents travaux, le regard lucide porté par Karim Khaled sur l’université algérienne est d’autant plus pertinent à un moment où les libertés en général, et les libertés académiques en particulier, sont menacées. Car, comme le rappelle l’un de ses interviewés : « L’ignorance, c’est le meilleur moyen de gouverner. »