Collecter les archives de la Marche de 1983 : la patrimonialisation d'une histoire militante
A l’occasion de la commémoration des quarante ans de la marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, le Musée national de l’histoire de l’immigration a lancé, au cours de l’été 2023 un appel à collecte national à destination des institutions patrimoniales et des acteurs associatifs, impliqués pour certains, de longue date, dans les luttes sociales. C’est précisément dans cette longue histoire militante que s’inscrit la marche pour l’égalité et contre le racisme.
Octobre 1983 : une jeunesse en action
En cette année 1983, dans de nombreux territoires en France, des crimes racistes se multiplient à l’encontre de jeunes originaires de quartiers défavorisés, dont une large part sont des enfants de travailleurs immigrés. Face à cette violence, un groupe de jeunes, filles et garçons de la banlieue lyonnaise, décide, avec le soutien d’acteurs associatifs locaux et nationaux, et tout particulièrement la CIMADE (Comité Inter-Mouvements Auprès Des Évacués), d’entreprendre en octobre 1983, une marche pacifique à travers la France hexagonale. Un des slogans repris alors, « rengainez on arrive », dit tout du contexte brutal que ces jeunes doivent affronter mais également de cette détermination à contrer une logique consistant à les exclure de la société française, bien qu’ils soient presque tous Français et revendiquent le droit d’être reconnus comme tel. Cette démarche militante non violente n’est pas nouvelle : une décennie plus tôt, des travailleurs immigrés entamaient déjà des grèves de la faim en réaction aux conditions de vie et de travail inégalitaires qui leur étaient imposées. La marche de 1983 est donc héritière d’une longue histoire de luttes de l’immigration.
Inventaire et collecte des archives de la marche : un travail en réseau
Lancé en juillet 2023, la collecte avait été précédée par une rencontre à Toulouse portant sur la dimension collaborative, intitulée « Musées, associations et militants : comment le commun ? », au Musée départemental de la Résistance et de la Déportation de la Haute-Garonne avec la contribution de l’association Tactikollectif. Cette rencontre a permis une réflexion globale sur un nouveau cadre de travail entre le musée et les associations mobilisées sur les questions mémorielles, qui demeurent des interlocutrices incontournables et des relais précieux pour la diffusion de l’appel.
Pour permettre une plus large diffusion de ce dernier, le musée a également sollicité l’appui d’institutions (centres d’archives, musées, ethnopôles...) qui ont été incitées à entreprendre et à partager un inventaire des archives autour de l’histoire de la marche, pour renforcer la visibilité et l’accessibilité du patrimoine déjà conservé autour de cet événement.
La création d’un comité de conservation partagée entre institutions a également permis d’ouvrir un espace pour définir collectivement le meilleur cadre de conservation et de valorisation des archives collectées, idéalement au plus près des lieux de production de ces archives et des populations concernés.
Une collecte au prisme des enjeux du patrimoine culturel immatériel
L’année 2023, année du 40e anniversaire de la Marche, marque également celle du 20e anniversaire de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel (PCI) de 2003. Cette double perspective nous a incité lors de notre travail de collecte (phase d’analyse initiale, définition de la méthodologie et objectifs visés) à questionner, à l’échelle du musée, des notions indissociables du PCI telles que celles de : communauté patrimoniale, patrimoine vivant, inclusivité, identité ou transmission.
Cette Convention, ratifiée par la France en 2006, définit le “patrimoine culturel immatériel” comme : “les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire - ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés - que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel” (Texte de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, article I.2).
Dès lors, la détermination, la sauvegarde et la transmission de ce type de patrimoine n’est plus l’apanage des voies institutionnelles et ne peut se faire sans les porteurs et porteuses de ce patrimoine, qu’ils sont les premiers à désigner. Dans le cadre du projet autour de la marche de 1983, nous avons choisi de structurer notre approche autour de ce principe, en considérant le réseau militant de la marche en tant que communauté patrimoniale (JOANNETTE Myriam & MACE Jessica, Les communautés patrimoniales, Presses de l'Université du Québec, 2019).
Engagés depuis plusieurs décennies dans la transmission active de leurs mémoires de lutte, ces femmes et ces hommes, sont de ce fait les premiers acteurs et actrices de ce patrimoine. En cela, le travail de patrimonialisation institutionnel ne peut se faire sans la prise en compte du travail patrimonial déjà fourni par ceux-ci, ces quarante dernières années. Il s’agit donc pour le musée d’entreprendre un dialogue avec ces interlocuteurs, pour recueillir leurs récits et faire entendre leurs voix. Cette démarche se révèle d’autant plus nécessaire que longtemps ce droit à la parole fut nié ou délégitimé par la société, tout comme fut invisibilisé, au sein de l’histoire nationale, le champ dans lequel s’insère cette mémoire, celui des migrations et des luttes sociales.
La dimension collaborative : un défi muséal majeur
En tant que “musée de société”, le MNHI a entrepris de s’appuyer sur une démarche de co-construction et d’échange avec les porteurs de mémoire, logique éminemment vertueuse, gage d’un succès collectif et porteuse de sens. Loin d’être nouvelle, la démarche collaborative constitue en réalité, à son origine, un élément structurant de ce qui définit le musée de société. Créé en France, aux débuts des années 1990, cette nouvelle catégorie muséale, au côté des musées d’art ou de sciences, souhaite repenser l’enjeu institutionnel majeur, centré sur la collection muséale, pour mieux tenir compte des hommes et femmes qui la produisent (Joëlle Le Marec et Alexandre Delarge, « Le musée de société : avenir des passés, mémoires à l’œuvre », Culture & Musées, n°39, 2022, 29-56).
Souhaitant s'ouvrir à une pluralité de récits, et présenter un patrimoine aux multiples facettes, le musée de société se pense comme un espace partagé et émancipateur des individus et groupes dont il est l’un des porte-voix. Ce parti pris nécessite la légitimation de savoirs autres que ceux produits par les professionnels des musées. La mise en application des pratiques collaboratives représente pourtant un défi pour l’institution, notamment en raison de contraintes et logiques internes parfois difficilement compatibles avec cette dernière. La démarche participative soulève également des questions de la part des donateurs. Certains peuvent en effet observer le cadre institutionnel avec méfiance, craignant la récupération ou l’instrumentalisations de leurs démarches. Dans une posture d’écoute et de dialogue le musée doit faire œuvre de pédagogie notamment autour des enjeux patrimoniaux, parfois incompris, ou considérés à tort comme secondaires, eu égard aux enjeux de visibilité immédiate qu’incarnent notamment les expositions muséales.
Pour l’équipe du Musée cette optique collaborative, suppose d'associer les donateurs le plus en amont possible dans la collecte des archives de la marche de 1983 : les intégrant comme co-acteurs du projet, notamment sur les phases d’identification des archives à collecter ainsi que pour la sélection finale, ce travail est en cours. Il est par ailleurs prévu de les associer à la préparation des dossiers d’acquisition et à la phase de documentation des collections acquises par le musée.
L’archive orale : collecter pour transmettre
Au cours du projet de collecte, il a été décidé d’accorder une attention spécifique à une catégorie d’archives dont le statut et l’importance demeurent parfois encore minorés ou difficilement appréhendable au sein des institutions patrimoniales : celui de l’archive orale.
D’abord car celle-ci constitue un cadre de transmission privilégié : source et matériau de première main, elle permet la conservation et la transmission d’un récit spontané. Révélant des éléments difficilement transcriptibles à l’écrit ou sur tout autre support, elle laisse place à l’expression individuelle, aux singularités des voix, aux émotions, aux intonations, aux hésitations, aux silences...Et permet une réception sans filtres interprétatifs extérieurs.
Ensuite car, un récit ne se transmettant qu’à “l’aune de sa propre expérience et non pour lui seul” (pour reprendre les mots du sociologue Samir Hadj Belgacem lors de la table ronde "Ils font entendre leur voix", organisée le 7 octobre 2023 par le Centre du Patrimoine Arménien, dans le cadre de l'exposition Battre le pavé des rues), elle permet de mettre en lumière la multiplicité des mémoires et ainsi constituer une histoire à plusieurs voix, sans hiérarchie de points de vue.
L’enregistrement filmique et sonore de ces parcours individuels permet également de (re)donner vie aux archives matérielles collectées (documents, photographies, objets...) : “traces” précieuses et indispensables pour attester de l’histoire des individus sur le temps long, et dont la valeur est intimement liée au récit qui les accompagne.
Au-delà de l’intérêt du récit en tant que mémoire vive, la collaboration avec les porteurs et porteuses de mémoire au sein du travail de patrimonialisation rend également possible une expertise de ces archives directement par leurs producteurs et productrices. Cette démarche permet ainsi aux professionnels du patrimoine d’accéder à des éléments descriptifs et contextuels auxquels ceux-ci n’auraient (en partie) pas eu accès sans ce travail concerté.
La collecte : patrimonialiser pour mieux connaitre et reconnaitre
Si les motivations de l’ensemble des marcheurs et marcheuses furent multiples, les enfants d’immigrés, désignés improprement comme la “seconde génération”, ont marché pour tenter de rappeler qu’ils n’étaient pas (uniquement) d’ailleurs mais également bien d’ici. Tout en se réancrant symboliquement dans l’espace publique, en tant que citoyens et citoyennes, la marche devait aussi leur permettre à toutes et à tous de dire la nécessité de construire du commun.
Grâce au processus de patrimonialisation, consistant à faire entrer les traces matérielles et immatérielles de la marche dans les collections muséales et archives nationales, les objets identifiés et choisis, participent à transmettre ses mémoires, tout en contribuant à désigner cette histoire spécifique en tant qu’éléments de l’histoire collective. Ce nouveau statut de « trésor national », permet aux objets de retisser un lien de transmission avec le passé, tout en constituant de précieuses sources documentaires, ainsi que des marqueurs d’identité, à présent admis de la société dont ils sont issus. L’un des effets attendus de cette patrimonialisation est précisément l’élargissement du groupe de référence. Partant du groupe d’acteurs de cette histoire spécifique, les luttes passées deviennent ainsi un héritage collectif. A travers ce processus symbolique structurant, l’histoire de la marche pour l’égalité et contre le racisme s’inscrit ainsi durablement dans l’histoire de France : « leur » histoire devient « notre » histoire à tous et toutes.
Le temps du (premier) bilan : une belle dynamique dans un contexte institutionnel et associatif contrasté
Après 9 mois de travail, et bien que la collecte se poursuive encore en 2024, un premier bilan rapide peut être tracé. Il s’en dégage deux premiers constats, qui ne sont certes pas nouveaux mais, qui se confirment à l’aune de ce projet : tout d’abord celui de la fragilité d’une partie du monde associatif et militant traitant des questions mémorielles liées à l’histoire de l’immigration. Le manque de moyens, la disparition ou le désengagement de membres associatifs ainsi que le transfert de financements publiques vers d’autres missions que celles initialement portées par ces réseaux associatifs explique en partie cette réalité. D’autres part, et malgré ces obstacles qui mettent en péril certaines de ces structures, on note un fort investissement de ces acteurs dans cette commémoration et dans des projets comme celui porté par le MNHI. Ce soutien a été déterminant dans le succès qualitatif de la mission.
En cette phase intermédiaire de la collecte, certaines archives doivent être cédées à des institutions locales, notamment à Marseille, Saint-Etienne ou Lille, afin que celles-ci puissent demeurer à proximité de leur lieu de production, et que la population locale puisse s’en emparer. D’autres procédures de dons, concernent spécifiquement le MNHI sont également en voie de finalisation.
L'ensemble des dossiers étant en cours de formalisation, il n’est pas encore temps de détailler la liste des donnateurs, notamment pour les institutions partenaires, un premier bilan chiffré très positif permet néanmoins de mesurer l’importance du travail entrepris, d’abord à l’échelle du MNHI qui recueil une dizaine de proposition de dons. Au cours d’entretiens réalisés au musée, un ensemble d’archives de typologie variée a ainsi pu être recueilli : badges, documents de presses ou documents militants. D’autres personnalités rencontrées ces derniers mois ont également fait don de documents, c’est le cas du photographe Marc Pataut, de la militante Fafia Djardem, ou de Jean-Pierre Maurin, membre de la Cimade et trésorier de la marche, rencontré grâce à l’équipe du CPA (centre du patrimoine arménien de Valence). Enfin, il faut signaler un don important, des archives du père René Peltier, accordé par “l’association des marcheurs historiques de 1983”, formalisé à l’occasion d’un évènement au musée en décembre dernier, en présence d’une délégation des marcheurs.
Grâce à l’ensemble des procédures d’inventaires et de collecte, il est aujourd’hui possible de mieux identifier les lieux disposant d’archives. Une carte interactive, consultable sur le site du musée , les répertorient à échelle hexagonale. Cette carte, nécessairement lacunaire, a vocation à s’enrichir au fil de la collecte qui se poursuit toujours.
L’année 2024 et 2025 devrait permettre de renforcer les échanges avec les associations mais également d’explorer, en liens avec les chercheurs, d’autres facettes de l’histoire de la marche, afin de multiplier les points de vue (archivistiques). Comment s’emparer de l’histoire de territoires peu questionnés dans le travail mémoriel de la marche, comme ceux de la ruralité ? Que dire également d'autres territoires qui bien que non traversés par la marche furent mobilisés sur des enjeux similaires ? Enfin, quels sont les héritages de cette histoire aujourd’hui et comment sont-ils reçus par la nouvelle génération militante ? Ces questions, et tant d’autres encore, offrent des perspectives de recherche stimulantes, et de belles rencontres humaines, comme ce fut le cas tout le long de ce passionnant projet.
Justine Bergounhon et Hédia Yelles