Norbert Elias
Au printemps 1933, Norbert Elias, alors assistant en sociologie à l’Université de Francfort, fuit l’Allemagne nazie pour Paris. Son passage dans la capitale française reste empreint, dans ses souvenirs, d’un goût amer : à la souffrance de l’exil s’ajoute le poids des difficultés matérielles.
"On était complètement seul, ne pouvant compter sur l’aide de personne ; on traînait dans les cafés, et l’on n’avait plus aucun projet pour l’avenir […] Ce fut une période difficile pour moi, la seule durant laquelle j’aie jamais eu à souffrir de la faim, parce que je n’avais plus d’argent. Cela ne m’a pas fait perdre courage pour autant. On vivait au jour le jour, tout simplement, et l’on gardait l’espoir tant qu’on avait encore de l’argent. Je me souviens encore des deux ou trois jours où je me suis trouvé dans l’impossibilité absolue de me procurer de l’argent; dans un café, j’ai prié une amie qui était assise à côté de moi de me commander un café et un sandwich" (Norbert Elias par lui-même, entretiens biographiques avec Norbert Elias, Paris, Fayard, 1991, p. 66-67).
Parti à la recherche d’un emploi, il se heurte, en effet, aux barricades érigées, dans les années trente, pour "protéger" le marché du travail des étrangers. Le titre prestigieux de professeur à l'Université n'y fait rien. Les portes des institutions universitaires se ferment. Afin de subvenir à ses besoins, Norbert Elias n’a d’autre solution que de se diriger vers le monde de la petite entreprise : il décide d’ouvrir un atelier de jouets. Parmi les rares traces archivistiques du passage d’Elias à Paris figure donc un extrait d’immatriculation au Registre du commerce du département de la Seine : à la date du 20 avril 1934, un établissement dénommé « Les Ateliers Norbert », spécialisé dans le modelage du bois, les jouets et les articles pour cadeaux, sis 34 rue de l’Abbé Groult, dans le 15ème arrondissement de Paris, est déclaré par un individu de nationalité allemande, né en 1897 à Breslau, qui répond au nom de… Norbert Elias. Un an plus tard, Elias se rend en Grande Bretagne, parce qu’il espère y trouver une situation plus enviable, comme il le raconte dans ses mémoires : "En 1935, j'ai quitté la France parce que je n'avais aucune chance de trouver un poste dans une université française […] Ce pays ne pouvait m’être d’aucun secours. Aucun espoir, aucun avenir" (Norbert Elias par lui-même, op. cit., p. 65 et 67).
Fugace et surprenant, le passage du sociologue allemand dans l’univers laborieux du petit peuple parisien, des artisans et commerçants de la capitale permet de remettre en cause un certain nombre de présupposés concernant les voies d’accès, pour les étrangers, au statut de travailleur indépendant en France. Alors que l'on considère souvent l'accès à la petite entreprise comme une forme de promotion sociale, une sortie du salariat pour être, enfin, "à son compte", le parcours du sociologue allemand montre qu'il peut s'agir, aussi, d'un déclassement.
Claire Zalc, chargée de recherches au CNRS, Institut d’histoire moderne et contemporaine
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