Oreo
A quoi servent les écrivains ? La question mérite une nouvelle fois d’être posée. L’actualité s’y prête et la traduction en français de cet Oreo peut aider à dénicher, parmi les mille et une réponses possibles, celle qui permettra de distinguer le bon du mauvais, le sincère de l’imposture.
Par les temps qui courent, la chronique littéraire est polluée par des textes et des commentaires qui relèvent de la sociologie politique, voir de l’exégèse religieuse, trop rarement de littérature. On surfe sur les peurs et les fantasmes, on rabâche ad libitum, on croit faire du neuf avec du vieux. On attise les plus bas instincts car de la peur à la haine le chemin file, en ligne droite. Fran Ross n’a écrit qu’un seul roman, cet Oreo sorti aux Etats-Unis en 1974. Comme toutes les époques, celle-là avait ses espérances, ses modes et ses lubies. Le pays bruissait des revendications du Mouvement des droits civiques contre l’apartheid version étatsunienne et des slogans du Mouvement Black Arts ou du Black Power dont certains exaltaient l’"authenticité", l’exception, dans sa version "culture noire".
Et que sert, dans ce contexte, Ross à ses (rares) lecteurs, un récit qui dérange, qui perturbe parce qu’il se contrefout des doxas. A la différence de nos chers contemporains, Ross ne cherche pas, "pour se faire des sous", à vendre des livres comme d’autres vendent "des petits pois" (Taos Amrouche, Carnets intimes, Joëlle Losfeld, 2014). Ici, le roman ne se contente pas de transporter l’écume du monde, il aide à changer le regard du lecteur sur ce monde, l’enrichir, le complexifier, l’ouvrir sur des perspectives alors insoupçonnées. Oreo est de ce calibre. Prosaïquement, un roman devrait être à la littérature ce qu’un stage est au karaté ou à toute autre discipline : si vous en sortez comme vous y êtes entrez, le sensei ou l’écrivain, à tout le moins le stage ou le livre, est bidon. Fran Ross était une grande écrivaine. Son livre n’a pas eu de succès à sa sortie. Comme le dit en postface Harryette Mullen, Oreo avait quelques décennies d’avance sur son temps. La romancière n’est pas à blâmer. Il faut plutôt interroger l’inappétence – comme aujourd’hui les gloutonneries - des lecteurs.
Last but not least, le sel littéraire d’Oreo tient d’abord à son écriture et à sa composition. De ce point de vue, Oreo est tout simplement gigantesque. Un OVNI littéraire sans doute parfaitement servi ici par sa traductrice.
Oreo est délirant, déjanté au possible. "Un kiff total". Du grand art ès circonvolutions historiques, linguistiques ou sociologiques. Inutile, en quelques lignes, de chercher à suivre l’auteure. Dressons seulement le couvert : un grand père black, James Clark, antisémite rédhibitoire qui a fait fortune en faisant commerce avec les Juifs. Le pépé se paie une hémiplégie carabinée et durable, qui le cloue "dans son fauteuil au dossier droit, le corps mué en une rigide demi-croix gammée", le jour où sa fille, Helen, annonce ses épousailles avec Samuel Schwartz. Un Juif ! Helen et Schwartz auront deux enfants. Le cadet est un garçon prénommé Moïshe sur l’acte de naissance, mais comme on ne peut pas appeler un enfant noir Moïshe, se sera Jimmie C. pour tout le monde. L’aînée et héroïne de cette histoire se prénomme Christine. Oreo, c’est elle. Noire dehors et blanche dedans, comme les biscuits.
Le mariage mixte, judéo-black ou négro-feuj, ne tiendra pas. Mais avant la séparation, le géniteur circoncis a couché une douzaine d’indices sur un bout de papier, un jeux de piste loufoque pour, le temps venu, permettre à sa descendance de retrouver son ascendant et découvrir le secret de sa naissance. Bien avant l’âge requis – la petite est précoce -, Christine décide de quitter le foyer douillet de la famille, les incroyables dons culinaires de sa grand-mère Louise, pour partir sur les traces de son juif de père. De Philadelphie, elle file pour New York : "je m’en vais le retrouver, ce nique-ta-mère. A ses yeux, ce dernier mot était tout simplement le mot juste". Le "mot juste", voilà qui peut donner une idée de l’importance accordée par Fran Ross à la langue et au choix des mots, justement.
Oreo est écrit sur un ton badin, ironique, satirique même. L’humour se nourrit de jeux de mots, de mélanges et de télescopages linguistiques comme de blagues ethniques. Du grand art. Une fable, un roman picaresque, une resucée géniale du mythe grec de Thésée pour plonger le lecteur dans l’Amérique des minorités et du métissage, des délires raciaux, des hypocrisies communautaires (et marchandes), des soi-disant puretés raciales et culturelles. Les Etats-Unis de Fran Ross grouillent de langues, à commencer par l’afro-américain et le yiddish, d’accents, d’expérimentations verbales, de passerelles jetées entre l’écrit et l’oral. L’anglais classique et lettré de Christine y voisine avec l’argot, le langage "chahkiki-wah" de Jimmie C, le vocabulaire d’une technique de self-défense par l’héroïne inventée ou les équations d’Helen sans compter quelques croquis et dessins. Illustration avec la devise choisie par Oreo – "Nemo me impune lacessit" soit "Nul ne me provoque impunément" : "J’laisserai pas un nèg’m’donner des ordres. Il s’prendrait un sacré klop dans ses kishkas !" dit-elle en retrouvant les inflexions de sa grand-mère noire à la peau blanche, et (par sa mère) de son grand-père blanc à la peau sombre, comme cela lui arrivait souvent sous le coup du stress" (dans le glossaire des mots yiddish fourni en fin d’ouvrage "klop" signifie "un coup" et "kishkas", au pluriel, désigne le ventre (du russe "intestins", "entrailles").
Oreo est le personnage frontière, le lien entre des cultures minoritaires, "ghettoïsées", entre culture orale et culture savante, celle qui, dans le dédale des hybridations, ici afro-américaines, mais cela vaut pour les autres, explore son identité. En 1974, ce "métissage" est, selon Harryette Mullen, "provocateur". Il s’est écrasé sur le mur des catégories raciales et des délires de pureté. Trop tôt pour aérer les chambres closes des imaginaires de boutiquier. Cinquante ans ont passé. Aujourd’hui la culture ou la civilisation ont remplacé la race, et les divagations sur l’identité servent de cache sexe aux fantasmes de pureté de sorte qu’en 2015, Oreo conserve toute sa force pour rappeler ce qui fait que l’humanité est humanité : les rencontres, les échanges, les acculturations réciproques, "le bal des gamètes" et… le rire. Tout ce qui dérange les dealers de peur et de classement. Les bras armés et les têtes vides de la barbarie. Et les mauvais romans.
Mustapha Harzoune
Fran Ross, Oreo, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Séverine Weiss. Postface d’Harryette Mullen, Post-Editions 2014, 278 pages, 19€.