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Panthers in the hole

Bienvenue aux States ! Terre de contrastes où tout est possible. Le meilleur comme le pire. Et le pire peut durer.

En 1885 Gustave de Beaumont de retour des Etats-Unis (avec Alexis de Tocqueville) écrivait : "D’après la loi, le nègre est en tous points l’égal du blanc ; il a les mêmes droits civils et politiques ; il peut être président des Etats-Unis ; mais, en fait, l’exercice de tous ces droits lui est refusé, et c’est à peine s’il peut saisir une position sociale supérieure à la domesticité. Dans ces Etats de prétendue liberté, le nègre n’est plus l’esclave ; mais il n’a de l’homme libre que le nom" (Marie ou l’esclavage aux Etats-Unis, Aux Forges de Vulcain, 2014). Malheureusement, cette "grande plaie de la société américaine" continue de suppurer même après l’abolition de l’esclavage. Même après les combats pour les droits civiques des années 60. L’actualité des derniers mois s’en est fait l’écho. L’histoire que racontent David et Bruno Cénou en est une autre illustration. "Je suis né aux Etats Unis. Je suis né noir et je suis né pauvre. Peut-on s’étonner que j’aie passé la plus grande partie de ma vie en prison ?"

Le 8 juin 2015, un juge de la cour fédérale a rendu une décision ordonnant la libération d’Albert Woodfox et interdisant tout nouveau procès à son encontre. Albert Woodfox forme avec Robert Hillary King et Herman Wallace les "Angola 3", les Trois d’Angola, du nom du pénitencier de l’Etat de Louisiane où ils furent internés. Malgré eux, ces trois-là campent les figures symboliques d’un combat pour la justice, contre le racisme et contre les conditions de détention aux Etats-Unis. La libération d'Albert Woodfox interviendra après 43 années d'isolement. Activiste et membre des Black Panthers, il fut placé à l'isolement en 1972 et ce jusqu’en 2010 après avoir été injustement accusé du meurtre d'un gardien. L’isolement carcéral signifie être enfermé 23 heures sur 24 dans une cellule de 2x3 m². Ce sort fut aussi celui de Robert Hillary King (à l’isolement de 1972 à 2001) et d’Herman Wallace (1972 à 2009), décédé d’un cancer du foie trois jours après sa remise en liberté, en octobre 2013. Aucune preuve matérielle ne reliait les trois hommes au crime dont on les accusait et, malgré plusieurs jugements autorisant la libération d'Albert Woodfox, tous furent annulés par l'État de Louisiane. C’est cette histoire que raconte cette BD, en remontant pour chacun des trois prisonniers jusqu’à l’adolescence, jusqu’à ce temps où le futur ne se limitait pas à un espace de six mètres carré.

Le récit méticuleux colle à plus de cinquante années d’histoire de la société américaine – au racisme cette "grande plaie de la société américaine". Il raconte, par le menu, les circonstances des arrestations, les méthodes policières, le bidouillage des preuves et les fausses accusations – qui parfois ne prennent même pas la peine d’être crédibles – les conditions infrahumaines de détention, le parcours des procédures juridiques et les mobilisations pour faire reconnaître son innocence. Ça fourmille de personnages et d’informations, la doc est abondante et pointue. On s’y perd même, mais l’élan militant (qui peut avoir du bon) des auteurs, l’injustice faite à ces trois hommes, la force du combat emportent tout.
David Cenou a travaillé en noir et blanc, jouant sur une palette de gris et sur des lacis. Son trait, qui se plait à croquer les visages, choisi de parier sur la suggestion plutôt que sur un démonstratif pesant. Les dessins et le rythme des cases sont efficaces, d’autant plus qu’ils intègrent une bonne dose de textes. Panthers in the hole se referme sur un dossier d’une vingtaine de pages qui revient sur la lutte des Trois d’Angola, les combats contre la détention à l’isolement prolongé et sur la mobilisation mondiale et l’engagement, depuis 2011, d’Amnesty International.

Mustapha Harzoune

David et Bruno Cénou, Panthers in the hole, La Boîte à Bulles & Amnesty International 2014, 126 pages, 16€.