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Par ailleurs (exils)

Par ailleurs (exils) n’est pas une anthologie, une sélection d’extraits triés sur le volet que l’on souhaite, le cœur léger, partager telle une offrande. Ici, il faut s’arrêter, découvrir ou redécouvrir, dans une suite qui fait sens, des trajectoires biographiques, souvent sombres, et des œuvres qui conduisent à serpenter sur des "chemins qui montent", chemins d’intranquilité et de résistance.

La liste des écrivains est longue. L’exil se déploie en une longue variation, un sillon profond. Fécond peut-être. La ligne file depuis les déracinés et autres transplantés jusqu’à cet autre exil, de ténèbres parfois, aux autres et à soi, de l’artiste et créateur, en passant par la figure de l’"émigré de l’intérieur", poète de la liberté, résistant au colonialisme, aux totalitarismes - nazi ou stalinien - comme aux "mystifications collectives". La galerie vaut le détour : Conrad, Edward Saïd, Albert Cohen, Gregor von Rezzori, Ovide, Maurice Blanchot, Montaigne, Claude Lévi-Strauss, Segalen, Montesquieu, Levinas, Hermann Hess, André Gide, Georges Perrec, Bertolt Brecht, Klaus Mann, Jean Améry, Imre Kertész, Robert Antelme, Lafcadio Hearn, Léopold Sédar Senghor, Fanon, Wilfredo Lam, Gauguin, Bruce Chatwin, Roberto Bolano, Jean Amrouche, Lorand Gaspar, Gombrowicz, Hector Bianciotti, Kateb Yacine, Pham Van Ky, Tzvetan Todorov, Vladimir Nabokov, Cioran, Benjamin Fondane (10 pages !), Chestov, Panaï Istrati, Marina Tsvetaeva, Anna Akhmatova, Ossip Mandelstam, Ian Zabrana, Maurice Blanchot, Pavese, Artaud, Roger Laporte, Gérard Richter, Saint-John Perse, Alejandra Pizarnik, Maurice Blanchot, Thomas Bernhard…

Chacun est gratifié de sa notice, d’observations sensibles et éclairées. De commentaires sur tel ou tel passage, telle ou telle œuvre. Chaque texte, truffé d’efficaces et opportunes citations, devient autant de respirations, de bouffées d’oxygène, de doses homéopathiques de sensibilité et d’ouverture à s’administrer de toute urgence. Car il y a la littérature. Indispensable. La découverte et redécouverte de textes et d’auteurs. Mais il y a aussi les contingences politiques, menaçantes, étouffantes. C’est ici que le livre de Linda Lê devient (aussi) prophylactique.

L’auteure et ses invités aident à saisir une modernité encore balbutiante, à en comprendre les enjeux. Ainsi, évoque-t-elle cette intolérance - instinctive - face à "autrui" ; l’assimilation – pathologique - de l’Autre au démon ; le sentiment d’exclusion mais aussi la volonté de cultiver sa différence ; les dangers de fétichiser l’exil et les chances que recèle tout déracinement ; l’altérité comme voyage et maïeutique, comme ouverture à soi et non comme négation de ce que nous serions ; la "supranationalité" qui ne se confond ni avec l’uniformisation ni avec la fin de la diversité ; l’errance, le cheminement, l’instabilité, le contretemps, la fantaisie et la déraison ; l’"abrégé de l’univers" incarnés par les sangs mêlés et autres hybrides, est une figure autrement riche comparé au misérable "entre deux" ; ou l’écriture comme nouveau lieu d’habitation.
Pour Linda Lê, la vocation de l’écrivain, sa "seule manière d’affirmer sa liberté est l’affrontement, un affrontement où il joue le tout pour le tout". Par ailleurs (exils) se fait alors manifeste, manifeste pour une littérature qui inspire un malaise moral (…) "il [l’écrivain] descend dans le « sous-sol humain où grouille un monde de stupre et de boue », mais pour nous montrer que « le sous-sol peut donner des fleurs, que cheveu, boue, crasse, peuvent aussi chanter»".  "L’artiste en rupture" serait "un visionnaire" et l’écrivain n’aurait ou ne devrait avoir "pour mission de ne s’adresser qu’à l’individu, «de région profonde à région profonde»".

L’exil - les exils ! - est au cœur de la modernité et plus encore du devenir planétaire. "Ces oiseaux de passage migrent d’un espace imaginaire à un autre, leur univers est bipolaire, leur âme flotte incertaine entre des étendues distinctes, entre l’Est et l’Ouest, entre le Nord et le Sud. Ils ne subsistent en terre étrangère qu’en s’efforçant d’échapper à tout catalogage. Sans renier leurs origines, ils sont des hybrides, à cheval sur deux mondes, (…) Ils font de leur appétit de savoir un moyen de s’affranchir d’un trop grand enracinement dans le sol natal qui contrarie le développement intellectuel. Ils sont les porte-drapeaux des inquiets et des inassouvis, dépourvus d’axe central, inaptes aux conquêtes, masquant tant bien que mal leurs manques, mais à leur manière, ils sont des agents de la subversion. (…) Déplacés, hétérodoxes, ils soulèvent des questions intempestives, telles que le non à la morale figée, à la dictature de la normalité". (…) L’époque est et sera plus encore demain celle des réfugiés, des déplacements de populations, des migrations tous azimuts, des métissages et des inventions d’identités nouvelles. "Cioran prédisait même qu’elle serait celle du romantisme des apatrides". "Déjà se forme l’image d’un univers où plus personne n’aura droit de cité. […] Dans tout citoyen d’aujourd’hui gît un métèque futur". Linda Lê ouvre sa bibliothèque. Il faut la suivre.

Mustapha Harzoune

Linda Lê, Par ailleurs (exils), Christian Bourgois, 2014, 163 pages, 13€.