2Le parcours de l'exposition
Exils volontaires
On ne quitte pas son foyer sans raison. Si certains viennent à Paris pour apprendre leur métier, rejoindre un mouvement artistique, d’autres fuient un régime politique ou une société hostile. Paris est, en ces années d’après-guerre, un carrefour cosmopolite où l’on perd ses repères pour en créer de nouveaux. Comment se traduit en œuvre ce déracinement ? Est-ce la nostalgie, la distance, ou le rejet qui l’emporte ? Quelle place pour la mémoire de son pays de départ ?
La vie d’avant est souvent en arrière-plan : Alicia Penalba sculpte en pensant aux paysages argentins de son enfance. L’homme de la rue d’Antonio Seguí est coupé en deux, les pieds au sol, la tête dans les nuages de sa ville natale. Hervé Télémaque évoque dans ses reliefs en marc de café Haïti où il a grandi et observe une « Douce France » à l’humour raciste.
Les aventures individuelles prennent sens au regard de la grande Histoire: Dado traduit en visions douloureuses ses souvenirs d’enfance dans sa patrie envahie par l’Allemagne nazie, Judit Reigl, qui tenta neuf fois de fuir la Hongrie communiste, esquisse une silhouette sur le seuil d’une porte (dernière salle de l'exposition), tandis qu’Eduardo Arroyo raille la bourgeoisie complice de la dictature franquiste d’une Espagne qu’il a décidé de quitter.
Hybridations
L’étranger est au carrefour de plusieurs cultures, qui parfois se mêlent, parfois entrent en tension. À Paris les artistes viennent s’imprégner des chefs-d’œuvre historiques et se nourrir de la création contemporaine. Hybridation, métissage, dialogue, influences réciproques : leur style, établi durant leurs années de formation, change au contact des mouvements artistiques parisiens, et contribue à les renouveler.
Wifredo Lam associe cubisme, influences picassiennes et surréalisme aux symboles et rites afro-cubains. Zao Wou-Ki croise peinture traditionnelle chinoise et abstraction lyrique, tandis qu’Ahmed Cherkaoui peuple ses œuvres abstraites de symboles berbères. Maria Helena Vieira da Silva garde en mémoire les perspectives urbaines de sa Lisbonne natale, et Shafic Abboud des souvenirs de la lumière libanaise. Joan Mitchell revisite l’expressionnisme abstrait new-yorkais en s’imprégnant des paysages des impressionnistes. Iba N’Diaye se nourrit des maîtres classiques pour peindre les mythologies sahéliennes.
L’opacité du monde
Au début des années 1960, nombre d’artistes insèrent dans leurs œuvres des objets ordinaires, en plein avènement d'une société marchande et industrielle. Ils interrogent directement le réel le plus banal, son expressivité, mais aussi son opacité, sa violence et sa vacuité. Leurs œuvres traduisent leur désorientation dans un pays où ils viennent d’arriver, dans un monde polarisé par la Guerre Froide où plane la menace nucléaire, mais où souffle également un ardent désir de libération. En réponse à cet univers étranger et menaçant, ils cherchent à construire un monde à eux, qu’ils nous tendent comme miroir.
À son arrivée à Paris en 1959, Daniel Spoerri remplit sa petite chambre d’hôtel d’objets amassés et figés dans des «tableaux-pièges». Milvia Maglione coud sur des toiles toutes sortes d’objets empruntés à l’univers féminin, déconnectés de leur usage. Tetsumi Kudo, Erró et Roberto Matta, dressent chacun à leur manière des visions apocalyptiques dans lesquelles l’être humain devient la proie de machines menaçantes ou est soumis à la dégradation biologique. Ces artistes développent une œuvre à la fois intime et en confrontation avec le monde, aussi angoissante que sarcastique.
Un langage universel
Des artistes conçoivent, dans les années 1950 et 1960, un art pour tous, au-delà des frontières, des barrières de langue, de culture ou du milieu social. Pour établir une relation directe entre l’art et le public, ils créent des œuvres s’adressant aux sens des spectateurs, mettent en place un langage universel de formes et de couleurs. C’est d’abord à Paris que ces artistes, venus pour beaucoup d’Amérique latine et d’Europe centrale, développent notamment l’art optique et cinétique, qui connaît vite un écho international. Les avancées scientifiques et techniques sont alors utilisées pour dépasser l’individualisme, être en phase avec l’ère mécaniste, celle du plus grand nombre.
Victor Vasarely formule le projet d’un folklore planétaire et crée un alphabet plastique de formes et de couleurs combinables à l’infini. Véra Molnar utilise l’ordinateur pour repenser le dessin, Julio Le Parc adopte les formes les plus simples, lisibles par tous, pour ses compositions. Jesús Rafael Soto et Carlos Cruz-Diez cherchent à intégrer le temps et le mouvement dans leurs travaux et faire participer le spectateur à l’œuvre. Sans y être invité, André Cadere dépose ses barres de bois peintes dans des lieux publics ou culturels, affirmant un art abstrait nomade, furtif et néanmoins à sa place partout.