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Parle-leur de batailles, de roi et d’éléphants

Bref récit que ce Parle-leur de batailles, de roi et d’éléphants de Matthias Enard consacré au séjour de Michel Ange à Constantinople mais riche de suggestions qui ouvrent sur autant d’horizons culturel, artistique, politique, géographique ou amoureux… Nous sommes en 1506, Michel Ange las des atermoiements pontificaux se rend, en tapinois tout de même, à Constantinople, pour y servir le sultan Bayazid. Délaisser ainsi la Croix pour le Croissant pourrait lui en coûter. Et cet entre deux, entre un ici et un ailleurs, ne pas être davantage du goût des uns et des autres…

Le Grand Turc souhaite construire un pont entre Constantinople et le Péra. Un ouvrage que le maestro de la Renaissance doit dessiner et jeter au-dessus de la Corne d’Or. Vrai ou inventé, ce court épisode dans la vie de l’artiste du XVIe siècle sert le romancier du XXIe siècle. Mathias Enard y puise la matière à de nombreux sujets ou évocations et enjambe les siècles pour mieux se retrouver dans le sien. Il fait de Constantinople l’autre personnage de son roman. Les rapports entre la chrétienté et l’islam - de la lointaine Andalousie jusqu’au cosmopolite Péra, en passant par les amours d’une entreprenante danseuse musulmane androgyne et de l’artiste chrétien un brin inhibé - courent tout au long du récit. L’altérité inspire Michel-Ange qui aime à se promener et « engranger des images, des visages et des couleurs » pour ses œuvres à venir.
Le Michel-Ange de Mathias Enard se révèle orgueilleux, vaniteux, colérique, bourru, sûr de son génie, sale et laid, ce « Franc malodorant » « avait sa propre face en horreur ». Angoissé par la mort, il s’endort assis, « parce qu’il a peur de l’image de la mort que confère la position allongée ». Désargenté, Michel-Ange doit déjouer les jalousies et les intrigues de ses rivaux que sont Raphaël et l’architecte Bramante.
L’artiste, descendu de son piédestal, humanisé, devient un pion chétif dans les jeux et rivalités de pouvoir, et partout, il doit essuyer vexations et rebuffades, « sous tous les cieux il faut donc s’humilier devant les puissants ». Les mystères de la création sont rythmées par de longues périodes sèches, marquées par les réluctances de l’esprit, suivies de fulgurances créatrices. Pourtant, d’instinct, Michel-Ange savait qu’il réussirait là où son aîné, Léonard de Vinci, malmené ici, avait échoué. Le sculpteur florentin est chaperonné par Mesihi de Pristina, le secrétaire du grand vizir et surtout poète au « visage d’ange », secrètement amoureux du Maître lui-même « (…) surpris de s’entendre aussi bien avec un infidèle ».
Parle-leur de batailles, de roi et d’éléphants est un livre de l’entre-deux, entre Orient et Occident, entre islam et chrétienté, entre art et pouvoir, entre liberté et soumission, entre fidélité et trahison, entre caresses et rudesses, entre désir et interdit : « Je ne te connais pas étranger. (…) Prends un peu de ma beauté, du parfum de ma peau. On te l’offre. Ce ne sera ni une trahison, ni un serment ; ni une défaite, ni une victoire. Juste deux mains s’emprisonnant, comme des lèvres se pressent sans s’unir jamais » murmure la danseuse à l’oreille de l’artiste.
Mathias Enard sait tenir les rênes d’une narration qui pourrait s’emballer à dévaler ainsi les pentes de l’Histoire, de l’Art et de la Politique. La langue, concise et chaloupée, charme autant par sa poésie que par la matière que porte chaque phrase.
Parle-leur de batailles, de roi et d’éléphants a reçu le 23e Prix Goncourt des lycéens succédant ainsi à l’excellentissime Club des incorrigibles optimistes de Jean-Michel Guenassia (Albin Michel). Un prix de référence donc !

Mustapha Harzoune
 

Mathias Enard, Parle-leur de batailles, de roi et d’éléphants, Actes Sud 2010, 154 pages, 17 €.