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Paroles de liberté

Christine Taubira a décidé de prendre la plume après avoir essuyé insultes et propos racistes, après notamment ces "Guenon, vient prendre ta banane" vomis par "une voix d’enfant", une enfant dont il est à craindre que "ses parents, parasitent encore longtemps l’innocence de son âge".

La ministre de la Justice a troussé non pas une réponse aux apprentis sorciers, racistes homologués ou naïfs gobe-mouches - "Aurais-je quelque chose à leur dire ? Rien. Ni aux uns ni aux autres. La parole est une relation" - mais un manuel, à la fois guide et témoignage, pour celle et ceux qui, dans l’anonymat, sans défense souvent, sans tribune, privés parfois même des mots, subissent, de manière de plus en plus décomplexée, suspicion, rejet, mépris, haine, violence même, du seul fait de leur peau ou de leur origine. "Les injures qui me furent adressées sont celles que subissent, au quotidien, des millions de jeunes Français. Eluder ou rire de ce qui peut apparaître une insanité chez une adulte engagée dans un parti, une niaiserie chez une enfant, un outrage dans un journal innommable, reviendrait à admettre l’exclusion de millions de citoyens de la communauté nationale, impunément, par la seule intolérance d’autres citoyens"
Remontant aux premières meurtrissures d’une enfant de sept ans, Christine Taubira trace pour le lecteur les stigmates – et les combats – d’une vie. Ce sont les plus émouvantes et les plus fortes pages de ce livre. "Il reste et restera toujours à essayer de percevoir l’intensité de la brûlure qu’inflige la blessure percée à vif par la parole raciste. Elle frappe au mitan du cœur, elle incise l’esprit, entame la confiance, consume l’estime de soi. Elle percute celle ou celui qui la reçoit en plein plexus, l’étourdit, le fait chanceler, un temps, ou longtemps, avant qu’il sache s’il tient encore debout où s’il s’ébranle dans un lent effondrement. Cette blessure est à chaque fois personnelle et nouvelle".

Christiane Taubira raconte comment, au fil d’une vie d’engagement, elle fut et plusieurs fois, "ramenée à [sa] peau". Ainsi, au cours de la campagne pour l’élection présidentielle de 2002, elle écrit : "Autant, lors de mes déplacements, les Français m’accueillaient avec naturel et souvent avec chaleur, curiosité parfois, autant le club médiatique, lorsqu’il s’astreignait à évoquer ma candidature, se limitait à relayer les propos qui correspondaient à ses propres cases, sa nomenclature implicite, sa grille de lecture : candidate des minorités ; candidate de l’Outre-mer ; candidate des Sans-voix. Femme noire. (…) Non, qu’il y eut rien de honteux à aucun de ces statuts. Mais il apparaissait que je ne pouvais, telle que j’apparaissais, avoir vocation à représenter, comme il se doit pour la Magistrature suprême, l’ensemble des citoyens et l’ensemble des territoires". Comme s’applique à le répéter l’auteure, le sujet ici n’est pas Taubira : "Je n’avais pas le droit de laisser faire (…). C’eût été concéder aux agressions, aux manœuvres, aux ruses qui renvoient les millions de gamins nés en France, sans pays de rechange, à la fois au pays mythique entretenu par leurs parents mais qui ne les attend pas, et, bien plus grave, à cet ailleurs indéfini, ce "d’où viens-tu" qui les accueille partout, lieu indéterminé et trouble suggéré par les multiples contrôles d’identité, et dont le silence des employeurs et dont les refus des logeurs valident, sinon l’existence, du moins la destination. Ailleurs. N’importe où, mais ailleurs". Nous sommes ici au cœur du dernier Faïza Guène (Un homme, ça ne pleure pas, Fayard 2014).
Tour à tour pédagogue ou combative, Christiane Taubira retrace la généalogie et les ressorts du racisme, rappelle les logiques de domination, absolue souvent, qui se cache derrière toute privation de langage, célèbre la République et la laïcité, convoque Glissant, Fanon, Deleuze ou Mbembé pour parler d’identité. Adepte d’un fédéralisme européen, elle conteste à l’extrême droite cette "prise de guerre" qu’est la Nation : "la Nation n’est pas un vulgaire butin à la portée des pilleurs sans inspiration. Il est plus que temps de la leur reprendre. C’est une des batailles sémantiques à livrer, urgente et essentielle, du fait même de sa dimension culturelle et politique. Il nous faut procéder à ce que Bertolt Brecht appelait "le lessivage des mots". S’arrimant à la notion africaine d’ubuntu, elle rappelle que l’humanité est une, que « nous vivons dans un monde indivis" (Amartya Sen) et que "la France fait partie des pays les mieux armés, politiquement, culturellement et empiriquement, fût-ce à son insu, pour entendre et comprendre le monde, sa diversité, sa pluralité, ses disparités, sa complexité, ses fragilités, ses invariances".

La langue de Christiane Taubira est aussi forte et claire que son propos est solide et fécond, et que son regard se veut décentrée et encyclopédique. Quelques soient les registres – intime, personnelle, poétique, politique - elle est portée par une énergie généreuse, un rythme soutenu, cassant parfois. Tendre pour les uns, elle peut devenir assassine pour ces "prétendus experts, dont la seule science (…) repose sur la rente médiatique", ces "inventeurs de subterfuges" et autres "manieurs de charabia" (A. Césaire), ces "navrants amuseurs" et "philosophes de bazar", "Madame" Carrère d’Encausse ou encore Sarkozy… "Ils ont donné un vernis pseudo-intellectuel à l’expression binaire d’une pensée sommaire, niant théologiquement la complexité des choses, des faits, des comportements. Adossés à un discours politique vide de sens au prétexte de bon sens, comme si le bon sens sans la bonne information avait des vertus en soi (…). Leur règne n’a que trop duré. La bêtise aime à gouverner. Lui arracher ses chances. Nous débuteront en ouvrant le feu sur ces villages du bon sens" (René Char).
Il n’est pas besoin de crier au racisme, il suffit de démasquer des "pensées en catégorie" ou de système : jugement global, perception essentialiste de l’homme – l’homme africain, les Roms, l’islam – , négation de l’individu, renvoi à l’origine et à l’appartenance, enfermement dans une catégorie conceptuelle ou ethnique… "toutes sentences qui, subséquemment, homologuent tous les clichés du seul fait de l’apparence".  
Plutôt que d’entendre les appels à plus de justice, à plus d’égalité, il y a, pour "les geôliers de la République", "plus grande tranquillité à ethniciser" et ainsi, s’abstraire et s’absoudre des "défaillances et incuries des politiques publiques".
"Aucune résurgence des démences meurtrières du racisme et de l’antisémitisme ne doit être aujourd’hui, prise à la légère, prévient C. Taubira. (…) Car, avant, l’exhibitionnisme sur la place publique, ces injures, qui ne sont pas seulement des mots mais des événements en soi, ont franchi plusieurs barrières, plusieurs digues de salubrité mentales, plusieurs interdits implicites et formels. Elles explosent en fanfaronnade putride testant la santé mentale de la société, sa solidité éthique, sa vigilance, sa clairvoyance". Un lecteur averti en faudra-t-il deux ?

Mustapha Harzoune 

Christiane Taubira, Paroles de liberté, Flammarion 2014, 12€.