4Un artiste dans tous ses états
Troisième partie
Comment comprendre l’évolution esthétique de Picasso pendant l’entre-deux guerres ? Pluriel, insaisissable, multiple, contradictoire, il déconcerte plus d’un critique. Son œuvre apparaît successivement comme néo-cubiste, classique, surréaliste, ou bien figurative et politique.
Sa précarité d’étranger, dans une période marquée par des vagues xénophobes, le contraint à trouver d’autres cercles de relations, après avoir perdu amis, marchands et collectionneurs dans les désastres de la Première Guerre mondiale. Auprès des Ballets russes, de l’aristocratie française, de la nouvelle génération surréaliste, de l’Espagne républicaine, il opère certains décentrements stratégiques et se rapproche des nouveaux pôles qui le célèbrent, comme le MoMA de New-York, dirigé par Alfred H. Barr, Jr. Autant de territoires, autant d’alliances qui sous-tendent alors le foisonnement de l’œuvre picassienne.
Entre ballets russes et bals de l'aristocratie française
De 1917 à 1924, Picasso devient décorateur pour les Ballets russes de Serge de Diaghilev puis pour le mécène Etienne de Beaumont. On a longtemps considéré que l’artiste trahissait ainsi ses quêtes esthétiques ou ses amitiés antérieures. De fait, échaudé par le séquestre de ses œuvres qui se trouvaient dans le stock de la galerie Kahnweiler, Picasso se hâte de travailler dans des cercles excentrés. Le groupe d’Etienne de Beaumont témoigne du retour sur la scène publique d’une aristocratie-mécène, remédiant aux carences d’un ministère des beaux-arts beaucoup trop frileux face à l’avant-garde. Avec des poètes et des compositeurs comme Cocteau, Satie, Stravinsky, Picasso s’engage alors dans des équipes composites et stimulantes, participant à la réalisation des ballets Parade, Pulcinella, Mercure, entre autres.
Dans l'orbite de l'internationale surréaliste
Dès le début des années 1920, les jeunes poètes surréalistes comme André Breton, Louis Aragon, Paul Eluard, profondément écœurés par le carnage de la Première Guerre mondiale, manifestent leur admiration sans bornes pour leur aîné Picasso, « le seul génie authentique de notre époque » selon Breton, « et un artiste comme il n’en a jamais existé, sinon peut être dans l’Antiquité ». Pendant toute une décennie, le peintre devient tour à tour inspirateur et héros, figure tutélaire malgré lui. Il peint une succession de « tableaux magiques » aux personnages extravagants et disproportionnés où semble « résonner la loi polyphonique des contraires », tout en évoquant également ses « démons intérieurs ». Peu à peu, Dalí, Miró, Giacometti viennent joindre leur voix à cette célébration de la passion Picasso.
Autour de Boisgeloup
En juin 1930, grâce à l’accroissement de ses revenus, Picasso acquiert une gentilhommière du XVIIIe siècle à Boisgeloup, en Normandie. Ce nouveau lieu lui permet de déployer l’éventail de ses créations en y ajoutant la sculpture grand format, la gravure, le travail du fer. Cette « solution géographique » lui permet aussi de s’éloigner de Paris, durant une période de poussée xénophobe, comme lors des émeutes du 4 avril 1934. Au sein de la Préfecture de Police, l’impressionnante salle 205, au deuxième étage de l’escalier F, dans le Service des étrangers fait alors l’admiration de toutes les polices du monde : ses deux millions et demi de fiches, soigneusement classées, composent l’ensemble des dossiers des étrangers de la capitale, dont celui de Picasso.
Aux côtés des Républicains espagnols un peintre engagé
En 1936, Picasso est nommé directeur honoraire du Prado par les Républicains espagnols. En janvier 1937, il reçoit commande d’une œuvre monumentale pour le pavillon d’Espagne à l’Exposition internationale de Paris. Un épisode extrême dans l’escalade de l’horreur enflamme son imagination. Dans la ville basque de Gernika, en moins de 4 heures, quarante-quatre bombardiers nazis de la légion Condor, assistés de treize appareils de la légion italienne, anéantissent la population civile réunie dans les rues en ce jour de marché. Picasso travaille très vite et, en 35 jours, dans l’espace de son atelier, convoquant toutes les références de son érudition littéraire, picturale, religieuse, assisté de Dora Maar, il s’attelle à la réalisation d’une fresque tragique, Guernica, qui deviendra l’étendard de la résistance à tous les fascismes.