Politique et immigration

1945-1984 : législation et politique migratoire

L’ordonnance du 2 novembre 1945 ouvre une page de l’histoire de l’immigration en France : l’État entend mieux contrôler l’immigration, et crée à cet effet, sous l’égide du ministère du Travail, l’Office nationale de l’immigration (ONI) en charge du « recrutement » et de « l’introduction » de l’immigration (chapitre V). Les 36 articles de l’ordonnance organisent les conditions d’entrée des étrangers (à commencer par l’obligation de présenter un contrat ou une autorisation de travail pour les travailleurs) ; listent les différentes cartes de séjour ; dressent les pénalités pour séjour illégal (y compris pour les aidants) ; fixent les règles en matière d’expulsion et signifient la possibilité d’acquérir la nationalité française (art.34). Depuis le mitan du XIXe siècle, un parfum de déjà vu flotte dans l’air : pour les besoins de l’économie ou de la démographie, l’étranger sera appelé ou repoussé.

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Manifestation contre les circulaires Marcellin-Fontanet, Paris, 1973
Jacques Pavlovsky, Manifestation d’ouvriers immigrés à Paris, 1972, tirage argentique noir et blanc sur papier, 30 cm x 40 cm, Musée national de l'histoire de l'immigration, inv. 2008.27.1
© EPPPD-MNHI, © Jacques Pavlovsky/RAPHO

« L’illusion du provisoire »

Les pouvoirs publics – comme les responsables patronaux – s’efforcent de régler le curseur en fonction des nécessités du moment. Rien d’étonnant à cela. En 1945, les besoins sont importants. Mais il ne suffit pas d’ouvrir ou de fermer la porte, encore faut-il organiser le séjour de l’étranger - et demain de l’immigré - et le commun devenir ou le futur « vivre ensemble ». Les étrangers sont alors passés aux mailles, fines et rigides, d’un tamis des utilités et des représentations, distinguant entre désirables et indésirables. Démographes et économistes évaluent les besoins à 1 500 000 entrées sur cinq ans. L’objectif est de favoriser l’installation de ces étrangers, que l’on subodore besogneux et féconds. Mais pas n’importe quel allogène : sur une échelle des bons et des mauvais, une classification ethnique est établie sur la base d’une prétendue « assimilabilité ». Exit alors les « Méditerranéens » et autres « Orientaux », « dont l’afflux a profondément modifié la structure humaine de la France depuis un demi-siècle » (Georges Mauco). Mais, impuissance ou utopie des politiques publiques, le réel bousculera les plans. À commencer par l’Algérien, indigène colonial certes mais aussi citoyen français, libre depuis 1947, d’aller et de venir en métropole satisfaire les besoins économiques du pays.

De la stabilité/assimilation des désirables on passera, avec les utiles indésirables, à « l’illusion du provisoire » (A. Sayad) : celle d’une immigration de travailleurs temporaires, sans corps et sans désirs, une immigration kleenex appelée à repartir une fois le labeur terminé. Tout volera en éclats quand les jeunes issus de l’immigration consacreront l’inconséquence et la vue basse des prévisionnistes. Pour l’heure, l’ONI favorise les entrées et les employeurs iront jusqu’à sortir l’étranger de son bled pour les ateliers, les mines, les chantiers et les bidonvilles. Les besoins sont tels, qu’en 1968, 82% d’étrangers posaient le pied sur le territoire national sans en passer par l’ONI.

L’asile entre dans l’arsenal du contrôle des flux

La question de l’accueil des réfugiés ne figure pas dans l’ordonnance de 45. C’est la loi du 25 juillet 1952 sur le droit d’asile qui fixe les conditions d’application de la Convention de Genève (27 juillet 1951) en droit français. Il faut attendre l'ordonnance du 24 novembre 2004, qui crée le Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA) pour voir regroupées les disposions concernant l’immigration et l’asile. Avec les conditions d'entrée sur le territoire national, le droit au séjour, les mesures d’éloignement, la gestion de l’asile en France fait désormais partie intégrante des politiques migratoires : le soupçon s’immisce dans les procédures et surtout dans la relation entre l’administration et le demandeur d’asile.

L'ordonnance de 1945 comptait alors 271 articles contre 35 à son origine. De « non-sujet », l’immigration devient l’objet central du débat public et des promesses électorales. Partant, le législateur légifère à tour de bras, au risque du « trop plein » : la presse dénombre pas moins de 29 lois votées entre 1980 et 2022. Une loi tous les 17 mois.

1972, en guise de tournant

Entre 1945 et 1980, point de loi. Mais dès 1972, l’exécutif commence à bouger pour reprendre la main sur l’immigration et ce par le biais de deux circulaires ministérielles émanant des ministères de l’Intérieur et du Travail adressées à leur administration pour mettre en œuvre la nouvelle réglementation : les circulaires Marcellin-Fontanet conditionnent désormais l’entrée et l’obtention d’une carte de résident à un permis de travail et interdisent de recourir aux procédures de régularisation qui avait cours jusque-là - sachant qu’en 1968, le taux de régularisation des étrangers entrés en France sans passer par les services de l’ONI était de… 82%. D’un coup de baguette législatif, des milliers de travailleurs immigrés tombent dans l'illégalité, soumis, par peur du licenciement, à des employeurs tout puissants.

En 1974, le président Giscard d’Estaing interrompt l’immigration de travail. Le regroupement familial et la demande d’asile restent des portes d’entrée. En 1976, au nom du « bon sens » - les quinze ans de croissance prenant fin, il serait « logique » de diminuer la main d’œuvre étrangère pour les 15 ans à venir - L. Stoléru propose la somme de 10 000 francs aux étrangers qui accepteraient de rentrer dans leur pays. Prends 10 000 balles et casses toi, selon le titre du film réalisé par M. Zemmouri (1982), ranime la vision instrumentaliste de l’immigration et sa fonction de bouc émissaire politique, reléguant hors du corps social des femmes et des hommes… sur plusieurs générations. Cet avant-goût de « remigration » se solde par un échec tel que la mesure est abandonnée en 1978 ; mais pas sa philosophie : un programme de retours autoritaires de 500 000 migrants sur cinq ans est imaginé, avec en ligne de mire… les Algériens.

En 1980, la loi Bonnet entend durcir les conditions d’entrée et élargir les expulsions. F. Mitterrand, élu, abroge la loi.

Au sortir d’un désert législatif, les années 70 marquent un tournant, ou plutôt une sorte de tête-à-queue qui ramène la société à ses tentations assoupies : faire de l’étranger et bientôt de l’immigré un bouc-émissaire. La vieille tension entre mythe républicain et mythe ethniciste – on dirait, aujourd’hui, identitaire – se réveille.

La gauche au pouvoir

En 1981, la gauche au pouvoir fait entendre sa différence : régularisations de 130 000 sans papiers, contrôle du juge judiciaire sur les mesures d'éloignement (loi Questiaux), suppression de la prime d’aide au retour, regroupement familial facilité… mais, sur le fond, le logiciel ne change pas : le droit de vote des étrangers reste dans les tiroirs des promesses électorales et quand les jeunes de la Marche pour l’égalité de 1983 arrivent à Paris, on leur « offre » un titre unique de séjour et de travail de dix ans pour leurs aînés, loin les aspirations profondes d’une société en mutation. À la soif de citoyenneté et d’engagement de cette jeunesse, répond le « Touche pas à mon pote » d’SOS Racisme.

Reste que ce nouveau titre de séjour (1984) est un gage de stabilité et d’intégration pour les immigrés. Tandis que le « droit à la différence » fait florès, les étrangers bénéficient du droit de créer des associations, les conditions de séjours s’assouplissent pour les familles, les conjoints de Français, les réfugiés politiques, les ressortissants de la Communauté européenne ou les travailleurs qualifiés… Mais le gouvernement propose aussi une aide à la réinsertion des étrangers dans leur pays d’origine et, dès 1983, intensifie la lutte contre l’immigration clandestine (contrôles et vérification d’identités). Le 5 septembre 1984, Laurent Fabius alors Premier ministre déclare : « L'extrême-droite, ce sont de fausses réponses à de vraies questions » (émission L’heure de vérité). La maitrise des flux migratoires (re)devient une priorité.

Mustapha Harzoune, janvier 2023

Sources :

Ouvrages :

  • Danièle Lochak, Étranger, de quel droit ?, PUF, 1985.
  • Sylvain Laurens, Une politisation feutrée. Les hauts fonctionnaires et l’immigration en France (1962-1981), Belin, 2009. 
  • Abdelmalek Sayad, L'immigration ou les paradoxes de l'altérité, Raisons d'agir éd., 2006.
  • Alexis Spire, Étrangers à la carte. L’administration de l’immigration en France 1945-1975, Grasset, 2005.
  • Patrick Weil, La France et ses étrangers : L'Aventure d'une politique de l'immigration de 1938 à nos jours, Gallimard, 1991. Réed. Collection Folio Histoire (no 135), 2005.
  • Catherine Wihtol de Wenden, Figures de l'Autre. Perceptions du migrant en France, 1870-2022, CNRS éditions, 2022.

Articles :

  • Sammut Carmel, « L'immigration clandestine en France depuis les circulaires Fontanet, Marcellin et Gorse ». In : Les travailleurs étrangers en Europe occidentale, Nice : Institut d'études et de recherches interethniques et interculturelles, 1976. 
  • Sylvain Laurens, « 1974 et la fermeture des frontières . Analyse critique d'une décision érigée en turning-point », Politix 2008/2 (n° 82 ).
  • Patrick Weil, « L’ordonnance de 1945 : l’aboutissement d’un long processus », Plein droit n° 22-23, octobre 1993.

Rapport :

  • Rapport n° 716 (2014-2015) de M. François-Noël Buffet, fait au nom de la commission des lois, déposé le 30 septembre 2015 (Sénat).