Portraits : des histoires singulières

Edouard Fiba

Arrivé de Pologne à Marles-les-Mines (62) en 1925, à l’âge d’un an et demi
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Edouard Fiba, “on était parmi les Polonais” © Atelier du Bruit
Edouard Fiba, “on était parmi les Polonais” © Atelier du Bruit

On était parmi les Polonais

1925 : Arrivée à Marles-les-Mines (62), à 1 an et demi
1938 : Entrée à la mine
1945 : Engagement dans l’armée polonaise à Londres
1947 : Mariage avec Hélène Bzodek
1959 : Voyage en Pologne
1973 : Retraite

Quand on est arrivé à Marles, j'avais un an et quelques mois. Et j'ai vécu pratiquement plus de 80 ans ici, la Cité du rond-point, et 55 ans dans cette maison. Mon père était venu sous contrat en 1924. Au bout d'un an, comme il a été accepté, on a suivi avec ma mère, mes deux sœurs et mon frère aîné, en octobre 1925. On venait d'une région agricole, le nom vous dirait rien. Fiba, on sait pas de quelle origine que c'est. Ma mère et mon père avaient laissé de la famille en Pologne, je me souviens, au début on avait des lettres. Et puis après, ils sont morts et tout est parti dans l'oubli. 

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Edouard Fiba archives : photocopie d’une carte géographique agrandie avec le village de naissance d’Edouard Fiba colorié en jaune © Collection particulière Edouard Fiba, Atelier du Bruit.

Mon père avait déjà été mineur en Pologne. Il était né en 1889, sous occupation autrichienne. La Pologne était partagée à ce moment là entre la Russie, l'empire austro-hongrois et l'Allemagne. Donc en 1910, à 21 ans, il est parti faire son service, à l'époque ça durait quatre ans. Ce qui fait qu'il a rempilé quatre ans de plus en 1914, huit en tout. Ça l'a marqué. Quand j'étais gosse, on habitait une rue pas trop éloignée d'ici. Il avait des cauchemars et comme il travaillait de nuit, il dormait le jour. Il poussait des hurlements dans son sommeil.

Dans les corons

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Edouard Fiba archives : portrait de ses parents, fait chez le photographe © Collection Particulière Edouard Fiba, Atelier du Bruit.

Nous on était habitué, mais une fois, un commerçant qui vendait des tissus aux femmes des mineurs, il passait en vélo avec son baluchon tous les 15 jours, a entendu ça. Ça l'a saisi ! Il était autoritaire, mon père, mais il avait eu une vie dure. Quand il est venu en France, tout ça tout autour était en construction. La maison qu'il habitait était finie, mais les chemins, c'était de la glaise. On s'enfonçait dans la boue tellement qu'on y perdait ses chaussures. Après, la route, ils l'ont empierrée. Y avait pas de voitures, alors, toutes les livraisons se faisaient en charrette. On vivait pas dans l'opulence, on avait le strict nécessaire ; mais comme on avait pas connu autre chose, on avait pas l'idée de s'en plaindre. Avant d'aller à l'école, à 5 ans et demi, j'ai attrapé une pleurésie. On était soigné moins bien que les bêtes le sont maintenant par le médecin de la compagnie. Une bouteille d'eau de Vichy, de l'aspirine, des compresses, et on laissait faire la nature. Ma mère s'est jamais mise au français. Dans les corons, on était parmi les Polonais et elle est restée dans sa polonité jusqu'à sa mort.

La Pologne en France

Ici, on aurait dit la Pologne en France. Le boulanger, l'épicier, les tailleurs, c'était tous des Polonais. Même les Français, par la force des choses, ils apprenaient un peu de polonais, surtout les enfants. Mon père, lui, il parlait un peu parce qu'au travail, c'était sous commandement français, alors à la longue, il apprenait. Mais pour dire de mener une conversation… Le polonais, le vrai polonais, c'est beau à entendre. Mais la langue des corons, c'était toujours mélangé de français.
Dans la rue ici, il y avait trois familles françaises sur 20 numéros. L'église St Stanislas, là au coin, est polonaise. A Marles, sans exagérer, autour de l'église, on avait 14 ou 15 sociétés de toute sorte : les scouts, les chorales, les tireurs, le théâtre. C'était gai. Et tous les mineurs faisaient le jardin, y avait pas de friches autour des maisons. Nous, on avait en plus une parcelle, mon père appelait ça "aller au champ"; les enfants, on aidait : on arrachait les mauvaises herbes, on bêchait, on ramassait les pommes de terre, on ramenait le fumier des lapins.

Ecouter Edouard Fiba (1m50)

Edouard Fiba, la récitation © Atelier du Bruit
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Les expulsés de la crise

Dans les corons, y avait pas tant d'hostilité contre les Polonais, du fait qu'ils étaient majoritaires. Mais quand la crise s'est déclenchée, avec le chômage qui montait, je m'en souviens bien, en 1932, 33, 34, ils ont commencé à expulser les Polonais qui leur plaisaient pas. Pour avoir fait grève, pour ceci ou cela. Quand il remontait, mon père allait ranger sa lampe et il regardait s'il y avait pas un petit billet qui l'attendait, c'est comme ça que ça se passait : "Préparez-vous, dans 15 jours vous allez retourner en Pologne." Il fallait tout abandonner, on vous raccompagnait avec un baluchon sur le quai de la gare. Des malheureux comme mes parents, qui s'étaient décarcassés pour s'acheter des meubles, ils devaient revendre en quelques jours et c'était les fermiers des environs qui en profitaient. Certains étaient tellement acharnés, plutôt que de donner leur bien pour rien, ils y mettaient le feu devant les maisons. On parlait pas beaucoup de syndicalisme, c'est seulement après, avec le Front populaire, que ça a changé. Mon père le racontait bien, comment à la mine, les porions donnaient de l'amende à tour de bras.

Le destin des émigrants

Mais après 36, tout était différent. C'était noir avant, c'est devenu blanc. Les brimades étaient interdites. Et on nous regardait déjà d'une autre façon dans la population, parce que tous les mineurs, polonais ou pas, avaient fait grève ensemble.
J'ai fait ma scolarité de 6 à 13 ans à l'école Gambetta, l'école communale construite par les Houillères. Dans ma classe, sur une trentaine, y avait peut-être six ou huit Français. Ils ont tous eu une situation par la suite, soit qu'ils ont continué l'école, soit qu'ils sont devenus porions à la mine, soit à la mairie. Mais nous, on était destiné au fond de la fosse, on se posait pas de questions.
La veille des 13 ans de mon frère, le garde des mines est venu à la maison. Et il a dit : "Demain garçon partir travail", c'est comme ça qu'on parlait à l'époque, ils prenaient pas de gants. Mon père l'a emmené le lendemain, sa musette, elle traînait presque par terre tellement qu'il était grand ! Condamné à 37 ans de bagne et y avait pas à discuter, c'était le destin des fils d'émigrants polonais.

L'appel de la mine

Moi, j'avais huit ans de moins, mais avec les copains, ceux qui, comme mon frère, travaillaient déjà, parlaient souvent de la mine et j'avais hâte de commencer à mon tour, pour être à leur niveau, quoi. Après mon certificat, je me voyais déjà grand. J'ai dit à ma mère : "Achète moi un pantalon long, je vais aller sur le terril." On ramassait du charbon qu'on revendait aux bistrots, ça faisait quelques sous. Je suis allé six mois à l'école polonaise, aussi.

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Edouard Fiba archives : certificat de travail  aux Houillères du Bassin Nord Pas de Calais daté de 1946 © Collection particulière Edouard Fiba, Atelier du Bruit.

Je me souviens du jour où j'ai accompagné mon père aux grands bureaux, on faisait la route. La veille, ma mère m'avait acheté les bleus. C'était une journée de printemps merveilleuse, il faisait beau, les arbres étaient pleins de bourgeons. Moi, d'excitation, j'avais pas beaucoup dormi la nuit. Je me faisais une fête. Mais ce jour-là, ils ont commencé par m'envoyer au triage et j'ai attendu un mois et un jour de plus pour descendre. J'ai été déçu, c'est pas croyable ! Et puis bien sûr, passé le stade de la nouveauté, j'ai découvert que le travail, il était pas tellement plaisant.

Szwed

Mais ça rapportait un peu de bien-être à la maison, en plus de mes deux soeurs, qui travaillaient comme bonnes dans la région lilloise. Elles vivaient chez les patrons et le samedi, j'allais les chercher au train. Pour ma mère, ce jour-là, y avait pas de répit : elle se mettait à faire le linge de la semaine, avec une grande lessiveuse sur le feu, et sa planche à frotter. Son repassage était réputé, nous on avait des chemises blanches comme neige.
A la mine, j'avais un camarade, Szwed, il s'appelait, on s'aimait mieux que deux frères. On travaillait ensemble. On était toujours chez l'un chez l'autre. On allait au cinéma, on allait danser. A Marles, y avait trois cinémas, le Gambetta, le Moderne et puis les Variétés, et deux ou trois salles de bal. Un jour, on est allé chez le photographe, pour se faire un souvenir. Quelques années plus tard, il est mort. Au fond, quand il était en sueur, il s'allongeait sur des plaques en acier pour se rafraîchir et il est tombé malade. J'avais 17 ans et demi quand les Allemands sont arrivés. J'ai jamais pu leur pardonner le mal qu'ils nous ont fait. C'était les privations et le travail forcé : on est passé à neuf heures par jour, plus deux dimanche par mois.

Aux ordres

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Edouard Fiba archives : repas de fête dans la communauté polonaise de Marles les Mines, années 40. Edouard est le deuxième buveur, à droite © Collection particulière Edouard Fiba, Atelier du Bruit.
Mais pendant toute la durée de la guerre, on organisait des banquets dans les maisons. On était jeune,on demandait à s'extérioriser un peu. Le couvre-feu on y pensait pas trop. Je me suis fait arrêter deux fois, mais les mineurs, on en avait besoin, alors ils m'ont relâché. On a été libéré au mois de septembre 44. Au début de l'année 45, j'ai signé pour l'armée polonaise, à Londres. Je voulais tenter un peu l'aventure, comme un jeune de 20 ans. Mais c'était comme tout partout ailleurs : dans l'armée, c'est d'abord obéir. On croit qu'on va gagner la liberté, mais on se retrouve aux ordres. Faut constater sur sa propre peau pour comprendre la vie. Enfin, j'ai vu un peu de pays. On a connu des filles, comme tous les soldats. Et quand je suis rentré, je voulais plus retourner à la mine. Le boulot était tellement pénible, j'ai voulu aller voir ailleurs. J'ai travaillé un mois, ici à Marles, à creuser une tranchée, avec un chef à chaque bout. Pas moyen de s'arrêter, même pour fumer une cigarette ! Et quand j'ai eu ma paye, je l'ai donnée à ma mère, elle a dit : "Qu'est ce que c'est que ça ? Garde le comme argent de poche, va !"

Elle était d'une autre rue

J'étais fixé sur le travail de jour, j'ai été me réembaucher aux bureaux. Et j'ai fait mes 34 ans de bagne, moi aussi. Fallait bien nourrir la famille. J'ai fait huit années boutefeu, un travail dangereux mais payé plus. J'ai failli au moins trois fois y laisser ma peau. C'était au début de mon mariage, pour dire de mettre un peu de beurre dans les épinards. Et puis les réglementations ont agrandi la sécurité. Au fur et à mesure, on faisait plus attention.

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Edouard Fiba archives : Hélène et Edouard le jour de leur mariage, Marles les Mines 1947 © Collection particulière Edouard Fiba, Atelier du Bruit.
Avec ma femme, on s'est rencontré au bal, ici à Marles. On s'était pas connu avant, elle était d'une autre rue. On a fréquenté une année et puis on s'est marié en juillet 47. Deux semaines après notre mariage, toute sa famille est repartie en Pologne. Elle les a jamais revus. Mon beau-père était un paysan, qui était venu gagner quelques sous en France. Il envoyait de l'argent en Pologne pour pouvoir s'acheter des terres, quelques hectares de plus. Il voulait reprendre la ferme de ses parents en l'agrandissant. Mais quand sa mère à lui est morte, elle n'a pas spécifié qu'il lui revenait une part plus grande qu'aux autres. Retourné là-bas, il est décédé au bout de quelques mois, de déception, pour ainsi dire.

Un ouf de soulagement

Moi, ça m'est jamais venu à l'idée de partir pour de bon, mais j'avais envie de connaître le pays de ma naissance. Je suis allé chez ma belle-mère à l'été 59. Hélène a eu un bon pressentiment. Au dernier moment, elle a préféré rester. C'était une année torride et je sais pas si les gosses auraient tenu le voyage. Sur place, j'étais surtout content d'être parmi des Polonais, de parler ma langue maternelle. Sinon, ça m'a déçu. Ça me rappelait la France de la guerre. A l'époque, y avait rien du tout, là-bas. Même pas l'eau potable dans les maisons. Ils amenaient le ravitaillement à la coopérative, et si vous tardiez, vous n'aviez rien.

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Edouard Fiba archives : photo de famille d’Hélène, lors d’une fête (au centre, au deuxième rang) à marles-les-Mines, avec ses sœurs, d’autres parents et des amis, années 50 © Collection particulière Edouard Fiba, Atelier du Bruit.
La mine, c'était le gagne-pain, mais arrivé à 50 ans, vous poussez un ouf de soulagement quand vous avez fini. On fait ce qu'on veut, enfin. Si je veux m'en aller promener, je prends mon bâton et j'y vais. Si je veux m'occuper de mes fleurs, pareil. Ce qui me manque, c'est la compagnie de mes anciens copains. Y a plus personne à qui parler. Quelqu'un qui n'a pas connu la vie des corons, il a du mal à comprendre. On était habitué à vivre entre nous depuis des décennies et des décennies.

Je vais mourir polonais

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Edouard Fiba, portrait : dans son jardin, Mars 2005, avec la boîte aux lettres fabriquée par ses soins, fidèle réplique de la maison qu’il habite avec Hélène depuis 55 ans © Collection particulière Edouard Fiba, Atelier du Bruit.
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Edouard Fiba, portrait de famille avec Hélène Fiba, mars 2005 © Collection particulière Edouard Fiba, Atelier du Bruit.
Et puis, on vieillit d'un an tous les jours. J'ai attrapé la maladie de Parkinson il y a deux ans. Je ne peux plus écrire. Pourtant j'ai eu mon certificat, j'ai été secrétaire de notre société bouliste… Mais la mine, oh que non, que non, je l'ai jamais regrettée.

A Marles, la polonité s'est estompée progressivement. La langue se perd à 90%. Moi, j'ai continué à prendre le journal polonais de Lens, Narodowiec, en espérant que mes enfants s'intéresseraient, mais aujourd'hui, ils sauraient pas mener une conversation. Je me suis jamais naturalisé. A un moment, ici, on pouvait devenir français sur simple demande, mais j'étais en Angleterre. Quand je suis revenu, il aurait fallu faire des démarches et j'ai négligé. On a des cartes de "résident privilégié" : au bout de dix ans, on renouvelle à la mairie, c'est pas compliqué. Je suis presque comme un Français et un Polonais en même temps. Mais pour maintenant, je vais mourir polonais.

 

Edouard Fiba est décédé le 25 mai 2019.

Témoignage recueilli en mars 2005


Production : atelier du Bruit
Auteur (entretiens, récit de vie) : Irène Berelowitch.
Photos : Xavier Baudoin
Montage module sonore : Monica Fantini

Pour en savoir plus sur l'immigration polonaise en France :