Françoise Nova
"On est parti le jour des Rois"
1918 : Naissance à Sidamunt, dans la Catalogne espagnole
1936 : Victoire du Front populaire, début de la guerre civile
1939 : Fuite devant l’armée franquiste et arrivée en France
1943 : Mariage à Rouverac (Aude)
1981 : Départ en retraite
L’année dernière, dans mon petit jardin, j’ai fait venir des tomates et elles étaient belles... Chaque jour, j’avais mes tomates mûres devant la porte. C’est l’instinct de chacun. Nous, là-bas, on a l’instinct de planter parce que tout le monde est agriculteur. On a changé de pays et de terre mais ça, c’est inné. Vous faites venir une plante dans un vase, n’importe où. Je suis attachée à la terre, j’y suis née. Mon père était un propriétaire, son père aussi, il a donné sa terre à ses trois enfants et chacun avait son morceau de terrain. Tous ont travaillé la terre. Quand on part, on ne le réfléchit pas, on n’a pas le choix ; c’est après que ça vous manque et quand on meurt, c’est fini. Au village, c’était gai, la vie nous a changés. Sidamunt était un tout petit village de la province de Lérida, où on allait à l’école, le peu de temps que j’y suis allée... D’un côté, les garçons et de l’autre, les filles, d’un côté la señorita Flora, l’institutrice, et de l’autre, l’instituteur, le señor Paco, qu’on disait. Mes parents travaillaient la propriété - on avait des terres et des bêtes - et mon père, quand il avait avancé chez nous, allait travailler à Calput, qui était une grande propriété, pour gagner un peu plus parce qu’on était quatre à la maison. Parfois, il allait arroser la nuit parce qu’il fallait prendre le tour de rôle, d’autres fois, dans la journée.
La révolution
Ils ont voté et la droite n’a pas supporté que le Front populaire passe, elle s’est révoltée et puis il y a eu la Révolution. On voyait des camions. On racontait ce qui se passait en Espagne. On écoutait la radio. "A Barcelone, ils ont pris les mitrailleuses des fascistes sans armes, sans rien...", ils disaient au poste radio. La Révolution, nous autres, on ne se figurait pas que c’était quelque chose comme ça. Au village, il y a eu des terres qui ont été collectivisées. Celui qui n’en n’avait pas assez, il en prenait, et mon père avait pris un morceau parce qu’il touchait à son terrain. Il y en a aussi qui se sont servis, mais enfin… Mon père n’a jamais été comme ça. Ceux-là étaient d’un autre parti. C’est ce qui s’est passé en Espagne. Au moment de la Révolution, on a compris qu’on était pas tous du même avis. Les autres, en face, étaient plus unis. Pendant que la guerre se passait en Aragon, que c’était loin, on voyait les avions passer, ensuite le front s’est rapproché. A côté du front, il y avait une compagnie qui venait en repos. On les connaissait, tous des jeunes. Mon père était devant la porte avec le porrón, pour les faire boire. "Le vin, il est dans la cuve et il faut le boire."
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Les chatos
On voyait les jeunes et la fois d’après, lorsqu’ils changeaient la relève, on ne les revoyait plus. Ils étaient morts, la moitié était restée au front. Ça a duré pendant plus d’un an. On est parti et on est revenu plusieurs fois au village. Un jour, on est parti définitivement. On était plusieurs familles à fuir. Mon père, ma mère et les quatre enfants, on avait avec nous une charrette et des bêtes. On est parti le jour des Rois. Ça a duré un mois jusqu’à la frontière parce qu’on avançait lentement. On ne pouvait pas circuler de jour, il fallait se cacher et éviter la route, parce qu’il y avait l’aviation de Franco qui bombardait et mitraillait tout le temps, les chatos qu’on appelait. C’était un hiver très dur. On n’était pas habillé pour affronter la montagne avec un mètre et demi de neige, on était trempé et gelé et quand on est rentré à Lapresse, il y avait une maison qu’ils étaient en train de retaper. On est rentré, il y avait un grand feu. Malheureux ! Quand on a goûté cette chaleur et qu’il a fallu sortir dehors... On avait la douleur partout, on se disait "tu vas y passer".
Frontière
Mon jeune frère avait 8 ans, il répétait sans cesse qu’il avait froid, qu’il ne pouvait pas marcher. C’était très dur. Quand je vois la neige, même aujourd’hui, j’en ai peur, de la neige. Justement la nuit où on devait monter pour passer le col, il a neigé toute la nuit, et des morceaux comme j’en ai jamais vus. J’ai jamais vu tomber la neige comme ça. Et il fallait passer, oui. On a passé la frontière, on ne s’en est pas rendu compte. C’est quand on est descendu à Lapresse qu’on a entendu parler français et qu’on a compris qu’on était en France. "Allez Houp !" C’est le premier mot qu’on a entendu. "Allez Houp !" On ne comprenait rien. "Allez Houp !" Ça voulait dire "Circulez !" On a vu que ce n’était plus les carabiniers, que c’était les gendarmes. On nous a donné une patate bouillie, on a passé la nuit et le lendemain, on est parti à Prats de Mollo, où on nous a séparés : mon père, avec les hommes, a pris le chemin du camp de Brams et les femmes avec les enfants, on est parti à Valence, dans un train d’une longueur telle qu’on ne peut pas en parler, ils ne finissaient jamais de mettre des wagons.
Petit à petit
Le maire de Châteauneuf-du-Rhône a été très clair avec nous : la commune recevait de l’argent de la République espagnole et l’argent qu’il recevait pour nous, il le dépenserait pour nous. Châteauneuf était un petit village. On était 22 Espagnols. Suivant les personnes, on nous regardait plus ou moins bien. Le secrétaire du maire ne pouvait pas nous voir. C’était le frère du boulanger. Mais en général, ça allait. On nous donnait des pull-overs et nous, on les défaisait et on les retricotait, il y avait des personnes qui venaient tricoter avec nous. Tout était organisé, le travail, les courses, les repas, la répartition du café ou du sucre. On menait la vie d’une grande famille. Quand on apportait la correspondance, on la lisait à haute voix et on savait tout ce qui se passait dans le camp et on suivait la vie des uns et des autres au jour le jour. Il y en a une, elle n’a jamais eu de nouvelles de son mari. Elle a cru qu’il était resté en Espagne ou qu’il était mort. Pour les autres, petit à petit ça c’est arrangé, on a retrouvé la famille.
Les volontaires
Dès que mon père est sorti du camp, il nous a réclamés. On l’a rejoint à Campagne-sur-Aude et on n’est pas tombé sur un bon type. On travaillait pour lui. Il disait: "Allez couper le bois à la forêt et vendez-le et vous m’amenez la moitié de l’argent." Il fallait lui porter l’argent net, mais il n’avait rien pour nous payer. Mon frère, dans le camp, disait que l’important était d’être dehors et qu’on se débrouillerait plus tard. C’est ce qu’on a fait quand il est sorti du camp à son tour et qu’il a trouvé ailleurs, qu’on a travaillé la vigne. Là, on nous payait. Je n’ai pas rencontré mon mari tout de suite mais bien plus tard. Mon mari était espagnol mais avait déjà vécu en France enfant, du côté de Rieux-Minervois. Ses parents étaient venus pour travailler la vigne, d’abord son père puis la famille. Lui avait grandi en France et à 18 ans, il est parti volontaire pendant la guerre d’Espagne. Ils sont partis plusieurs, ils étaient trois ou quatre, c’était l’âge du service militaire de toute façon. Avec ses copains, ils se sont parlé et ils se sont dit: "Allez, on va y aller !"
Rencontres
Il a été coincé vers Albacete et après la chute de la République, il a dû refaire trois ans de service militaire avec Franco, comme "sanitaire". Puis il est remonté vers Cuiza, en travaillant dans le tunnel du Val d’Aran et il est repassé en France grâce à une équipe de football qui avait un match à Carcassonne. Une fois à Cuiza, quelle est la première femme qu’il croise ? Sa mère ! Elle allait aux commissions. Cette pauvre femme n’avait pas de nouvelles depuis son départ, des années plus tôt, et elle avait beaucoup souffert de ne pas savoir s’il était mort ou prisonnier en Espagne. Elle avait même consulté une voyante. Alors, ce jour-là, en tombant sur lui dans la rue, elle s’est mise à crier et il a dû lui dire d’arrêter de faire du bruit car il n’avait pas la carte de séjour. Mon mari a été toujours prudent. Toute cette aventure pour retourner à Cuiza, il me l’a expliquée finalement bien des années plus tard, parce qu’on l’avait opéré de l’estomac et avant le réveil, il me racontait tout ça. Tout était enregistré. On s’est connu après son retour d’Espagne et à travers un neveu à lui que je connaissais déjà, comme sa mère.
Des papiers pour l’industrie
On s’est marié à Rouvenac en 1943. C’était pendant la guerre d’ici. Mon fils Claude est né un an plus tard, en 44. Il y avait encore les Allemands. On est resté à Rouvenac, mon mari avec son frère coupait du bois dans la forêt. Et après, on est descendu à Esperaza. Là, on faisait venir des légumes. On allait au marché et on les vendait. C’était encore la guerre et on a vécu comme ça. Enfin, on s’est installé à Cuiza et on a réussi à faire les papiers pour l’industrie. Il fallait que ce soit le patron qui nous donne le travail, qu’il signe. Et moi aussi, j’ai réussi à avoir des papiers pour l’industrie. J’ai appris le travail de repiqueuse sur le tas, il n’y avait pas d’école, je savais coudre à la machine, mais coudre du tissu et du cuir, des souliers, ce n’est pas pareil. La première usine où j’ai travaillé, c’était ici même, à Cuiza. On vous donne trois mois et au bout de trois mois, il faut faire le rendement... Ici, pour chaque Français, il y a deux Espagnols. Beaucoup d’Espagnols se sont mariés avec des Français, des Français avec des Espagnols, c’est mélangé maintenant.
Le pain et les gâteaux
Des fois, certains nous traitaient d’Espagnols. Il y en avait une qui était rigolote. Pour nous faire rire, elle disait: "Ces Espagnols de merde qui sont venus nous manger le pain." Et moi de lui répondre : "Non, nous on est venu manger des gâteaux, on ne mange pas de pain." Enfin, on rigolait. Pas toujours, parce qu’il fallait fournir le rendement. Mais enfin, moi je m’y suis plu, parce que j’aimais ce travail. Avec mon mari, on a toujours dit que si les enfants travaillaient à l’école, il fallait les pousser et les aider. Parce que l’usine, c’est de l’esclavage aussi. Ils ont réussi. J’ai commencé à travailler à la chaussure. Après j’ai travaillé au chapeau et après de nouveau à la chaussure. J’ai 37 ans d’usine. Je piquais. Il y avait une petite qui préparait les bordures, moi je piquais le cuir, le bord et je fermais le soulier. Mon mari était monteur. On faisait des souliers d’été, fantaisie... La machine à coudre, ça m’a toujours plu. J’ai acheté la machine avec les heures supplémentaires. J’aimais la machine. Pour un oui, pour un non, faire des petites robes de poupée par exemple. A ma fille Claudine, je lui faisais tout, "Maman tu me feras quelque chose ?"
Les fleurs de mon jardin
Pour mon mari, j’ai eu fait des blousons avec ce tissu épais, à carreaux... Avec un patron, vous pouvez faire n’importe quoi. J’avais toujours un ouvrage ouvert. Mais la terre... Chaque jour, après l’usine, j’allais au jardin et la première des choses que je faisais, c’était d’aller voir si les fleurs que j’avais plantées avaient pris, si elles avaient besoin d’eau. Il y en avait partout dans le jardin, enfin au bord : des œillets, des reine-marguerites, des glaïeuls... de tout. Après les fleurs, je m’occupais du reste. On plantait des pommes de terre, des haricots verts, des asperges... Les légumes qu’on ne fait pas venir ne sont pas bons, ils sont cueillis à l’avance. Vous faites cuire ça et c’est un poison. Moi, je crois qu’il n’y a personne qui n’aime pas les fleurs. Toute petite, on allait se promener et on cueillait des fleurs. On en ramassait des sauvages, on faisait des bouquets pour ramener à maman. Même au bord des rivières là-bas, il y avait des iris qui venaient tous seuls. A Sidamunt comme à Lerida, ça s’arrosait partout. Là-bas, c’est vraiment l’agriculture, vous faites venir de tout. C’est une autre façon de planter, due à l’arrosage.
La vie nous a changés
Quand mon premier fils Claude est né, on l’a déclaré français. Pour la petite, on a fait pareil. Et après, nous, on s’est fait naturaliser, il y a plus de 40 ans, donc, quand elle est née. L’attachement à l’Espagne, on y pense toujours. La vie nous a changés, l’Espagne c’est l’Espagne, on a tout abandonné. Mon père a vieilli et n’est jamais revenu en Espagne, car il ne voulait pas revoir des personnes qui étaient traîtres. Il y en a qui se sont vendus pour un oui et pour un non, qui ont laissé les idées de côté. Alors il a reconstruit un petit monde à Cuiza. Tous les samedis, il s’en allait au café, c’était la table des Espagnols. En jouant aux cartes, c’était la camaraderie, il avait laissé la politique, à son âge, c’était fini. Le samedi soir, il partait au café et le dimanche soir aussi, après souper. Voilà. Et il rentrait après, tard. Moi, je le regardais tous les dimanches : il se douchait, il s’arrangeait la moustache et je le voyais partir, il me semblait qu’il avait rajeuni. Il me semble que je le vois encore partir, qu’il va au café. Quand mon père est mort, la patronne m’a dit: "Depuis que ton père est mort, cette table, elle s’est fermée, il n‘y a plus rien."
Françoise Nova est décédée le 30 juillet 2012.
Témoignage recueilli en juin 2005
Production : Atelier du Bruit
Auteur (entretiens, récit de vie, photos) : Xavier Baudoin
Montage module sonore : Monica Fantini
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