Quitter Saigon. Mémoire de Viet Kieu, Volume 1
Voici le premier volume (paru en 2006) d’un diptyque consacré aux Viet Kieu, ces Vietnamiens expatriés, soit quelques deux millions d’hommes et de femmes d’une diaspora qui, après la défaite française de 1954 puis avant et après la guerre contre les USA, prirent le chemin de l’exil, qui vers les USA ou la France, qui vers le Canada ou l’Australie.
L’auteur, dont le père est lui-même un Viet Kieu, a écrit deux albums (lire la chronique du 2è : Little Saigon. Mémoire de Viet Kieu, Volume 2) construits autour de témoignages, sans doute pour reconstituer une part de l’histoire familiale et restituer, au récit national français, une mémoire qui pour être silencieuse n’en est pas moins douloureuse. Car parmi les témoignages ici colligés, il y a ceux qui ramènent le lecteur à une autre page de l’histoire nationale : celle des camps.
Ces "camps de la honte" où furent internés républicains espagnols, Allemands antinazis, Juifs, Tsiganes, Algériens, harkis… et autres Vietnamiens. Au lendemain de la défaite de Dien Bien Phu, les milliers de Vietnamiens francophiles ou "rapatriés indigènes" qui suivirent la soldatesque française jusqu’en métropole furent dirigés par la République reconnaissante vers des camps de regroupement ou CAFI pour Centre d’accueil des Français d’Indochine. Les témoins rencontrés par Clément Baloup citent celui de Cannet-des-Maures, près de Marseille, celui de Bias mais surtout celui de Saint-Livrade-sur-Lot. Un véritable village qui regroupa pas moins de 1300 personnes, rassemblant jusqu’à trois générations et surnommé "Vietnam sur Lot".
C’est là qu’il croise Madame Cazes ou Abel et qu’avec eux il égrène un chapelet de souvenirs et d’émotions depuis l’arrivée au camp, la pauvreté et l’exclusion, les pleurs mais aussi les révoltes, le sentiment de honte et d’humiliation. Aujourd’hui, cette mémoire est portée par les jeunes générations regroupées en associations et des retrouvailles qui réunissent autour des cent cinquante personnes encore présentes à l’intérieur du CAFI de Saint-Livrade-sur-Lot, deux fois l’an, ceux qui sont partis et les plus jeunes. "Que certains habitants veuillent en préserver l’histoire ou que d’autres veuillent l’oublier, qu’ils y résident ou qu’ils l’aient quitté depuis des années, tous ont en commun une profonde amertume. Celle des personnes qui ont connu l’arrachement puis l’injustice et à qui les autorités nient toujours reconnaissance et réparation".
L’album s’ouvre sur une célèbre photo datant de 1972 : des enfants qui courent pour échapper au napalm, une photo exposée au Musée des horreurs de la guerre à Ho Chi Ming Ville. Car l’histoire des Viet Kieu tisse le récit des drames et des violences qui se sont abattus sur cette terre depuis les occupations étrangères (japonaise, française, nord américaine), jusqu’à l’arrivée des communistes à Saigon en passant par la guerre d’indépendance. Les pages consacrées à cette partie de l’histoire vietnamienne sont évoquées par des témoins rencontrés à Marseille, à Paris ou à Cholet. Ils racontent la guerre, l’irruption des communistes à Saigon, et chacun porte une part du drame qui s’abat sur tous : familles séparées, camps de rééducation, séances d’autocritique, tortures, boat people, exil…
Le coup de crayon de Baloup, les planches en noir et blanc, les corps faméliques qui se dégagent du brouillard de l’histoire rendent l’intensité dramatique, le tragique des existences. A contrario, les temps présents sont portés par des pages toutes en couleurs, des portraits resserrés, paisibles et bienveillants, des scènes du quotidien, le calme d’un jardin ou la complicité à préparer un carry de crevettes. Le ton - dessins et textes - de cet album traduit l’absence de ressentiment, de colère de ces hommes et de ces femmes pourtant plusieurs fois meurtris. Pas un reproche ici. Tout est de l’ordre de la pudeur et de la délicatesse. Cela ne signe pas pour autant le triomphe de l’oubli. Mais la remémoration ne condamne par les vivants et n’hypothèque par le futur. La découverte d’un "ailleurs" comme la possibilité de réinventer chaque matin demeurent. Ici, une escapade de près de 400 kilomètres, à quatre sur deux mobylettes depuis le camp de Saint-Livrade-sur-Lot jusqu’aux plages accueillantes de Sète en témoigne. En 2011, cet album reçu le Prix du jury œcuménique à Angoulême.
Mustapha Harzoune
Clément Baloup, Quitter Saigon. Mémoire de Viet Kieu, Volume 1, La Boîte à bulles, 2013 (réédition), 18 €.