Rendez-vous avec l’heure qui blesse
Rendez-vous avec l’heure qui blesse invite à lever le voile sur une page de l’histoire nationale, histoire ignorée ou oubliée que celle de Raphaël Elizé, petit-fils d’esclave, martiniquais devenu vétérinaire et premier maire noir de France métropolitaine, élu à Sablé-sur-Sarthe en 1929, révoqué en 1940 – un "maire de couleur" ! - résistant, arrêté en 1943, mort en déportation le 9 février 1945, à Buchenwald très exactement.
Le récit est à la première personne. Gaston-Paul Effa a choisi d’entremêler les souvenirs de l’installation à Sablé, puis ceux de la reconnaissance et enfin de l’élection à la mairie au récit de la déportation, du transport dans un wagon à bestiaux d’abord puis de l’arrivée et de la condition de prisonnier noir dans un camp nazi. Il passe de l’un à l’autre par un jeu de miroir, la répétition du procédé laissant un arrière goût d’artifice. Ainsi le sciage des os d’un veau mort débouche sur la torture, les contractions d’une déportée dans le wagon à bestiaux donnent à revivre les douleurs d’une parturiente sabolienne, le regard d’une enfant déportée ramène à celui de la petite Louise, atteinte de poliomyélite et qui attendait le vétérinaire à la ferme et ainsi de suite avec une odeur de gardénia ou des cheveux blancs.
A Sablé, Gaston-Paul Effa décrit un Raphaël Elizé contraint à se battre pour imposer sa différence, tenu d’en faire plus que les autres pour affirmer ses compétences, réduit à l’abnégation, tenu à la patience. Il doit attendre jusqu’à trois ans pour enfin être accepté par telle ou telle famille paysanne. Il finit par admettre, comprendre même "le mélange d’étonnement et de fascination" qu’il pouvait provoquer avant d’être enfin reconnu comme "un bon vétérinaire" et être admis dans le cercle des humains : "un verre de poiré issu de la distillation clandestine" scellant la commune appartenance - "la confiance était acquise, à vie" écrit l’auteur. En tout cas, davantage que dans un verre de poiré c’est par et dans les urnes républicaines que "notre" Martiniquais trouvera l’expression de cette confiance, la marque d’une humanité "éprouvée" (Robert Legros, L’Humanité éprouvée, Classique Garnier 2014). Il sera donc le premier maire noir élu en métropole. Sur l’épisode politique qui occupe tout de même au moins onze ans de la vie du personnage, sans compter les années de formation et de militantisme, le livre de Gaston-Paul Effa reste elliptique, silencieux même pour ce qui fut tout de même, dans la France impériale de l’entre-deux guerres, l’élection d’un "Obama municipal" comme dit Philippe Baron dans son documentaire Le Métis de la République. Vétérinaire apprécié et élu par ses concitoyens, Raphaël Elizé avait sans doute alors remisé loin, au fond de lui-même, cette angoisse de tout perdre, cette angoisse du malheur, autre et terrible legs de l’esclavage. Il tenait alors à préserver sa fille de ce passé sans fond, d’une part de l’histoire familiale… "Ainsi, je gâtais ma fille de tout ce qu’elle désirait pour effacer à jamais dans son regard jusqu’au souvenir de l’esclavage". Et pourtant, le malheur frappera à la porte des Elizé.
A Buchenwald, les "Neger ! Neger !" et les coups ajoutent la haine à la douleur. La déportation replonge "dans la boue des jours". L’esclavage. L’inextinguible traumatisme des corps et des âmes souffrants suinte à nouveau. Il se répand, emprisonne l’être tout entier, ramène cet homme qui toujours s’est voulu libre à ses chaines. Raphaël Elizé redevient "imposteur", "inutile", "insignifiant", ramené à "ce réveil qui remet les choses en place, ou, comme on dit si laidement, en ordre. Un ordre primitif où les êtres sont les êtres, les choses sont les choses, et je faisais désormais partie des choses, fixé dans mon apparence opaque, étrangère et terne, qu’aucun faisceau jailli de moi n’élit plus, n’illumine plus". "Moins qu’un juif" écrit l’auteur, et cela dans un camp de concentration nazi ! Le lecteur s’interroge. Quels sont les desseins de l’auteur ? Pourquoi cette comparaison entre "neger" et "juif" ? Quel sens lui donner ? En quoi traduit-elle l’intime, les blessures de Raphaël Elizé ? Sont-ce les siennes où s’agit-il d’une des idées, objet d’étude et de recherche, de l’auteur ? "Le sentiment d’une atroce injustice m’emplissait, moi qui pensait qu’être dans un camp avec les juifs était presque une élection". Voilà qui semble pour le moins déplacé. Certainement douteux. Peut-être même dangereux. Mais surtout, et la critique fondamentale est peut-être ici : cette évocation fictionnelle de Raphaël Elizé ne crée pas de réelle empathie, comme si, in fine, elle ne rendait pas justice à l’homme que l’on veut sortir de la nuit de l’histoire.
A cela il faut sans doute y voir l’effet d’un autre choix de l’auteur. Le résistant Raphaël Elysée aurait été "esseulé" dans ce camp parce que noir ! Sans lien d’appartenance, communautaire ou nationale, idéologique ou partisan. Seul, "la poésie devenait naturellement mon refuge" lui fait dire l’auteur qui multiplie alors les pages consacrées à Nietzsche, Satie, Dumas et ses Causeries sur Delacroix… Le livre devient bougrement cérébral, avec ici ou là quelques passages écrits dans une langue par trop ampoulée ou filandreuse. Est-ce à dire que l’histoire de Raphaël Elizé ici racontée serait désincarnée ? Sans aller jusque-là, force est de constater qu’on est loin ici du Guido de Guy Scarpetta (Gallimard, 2014) qui raconte l’histoire d’un immigré italien, lui aussi résistant, lui aussi déporté, lui aussi transporté avec des milliers d’autres dans un de ces ultimes convois de la mort, lui aussi mort en déportation. Il est vrai que ce Guido était le grand-père de l’auteur.
Mustapha Harzoune
Gaston-Paul Effa, Rendez-vous avec l’heure qui blesse, Gallimard 2015, Continents noirs, 195 pages, 17,90€.