Rue Darwin
Boualem Sansal est un drôle de type. Cela écrit avec respect et admiration. Voilà un gars aux allures placides qui vous dégomme n’importe qui et n’importe quoi qui aurait l’outrecuidance de lui asticoter le stylo.
Un être doux, en apparence, qui manie une langue de félin : si, par malheur, vous tombez dans ses pattes, il n’aura de cesse de vous éreinter, de jouer avec vous, jusqu’à vous renverser cul par-dessus tête, jusqu’à vous épuiser, vous laisser exsangue. Dans ses romans il malmène, avec brio et non sans raisons, les nationalistes autoproclamés gardiens du peuple, les imans de tous poils cerbères des âmes et de l’au-delà, les idéologues bonimenteurs et quelque autre engeance de malheur. Cet homme de 62 années, révélé à la littérature grâce aux services postaux a réussi, en l’espace de douze années, depuis Le Serment des barbares, à s’imposer comme l’un des écrivains algériens avec qui il faut compter.
Drôle de type, oui ! D’autant plus que dans Rue Darwin, on apprend qu’il aurait pu finir grand manitou d’un clan interlope, maitre des destinés et des âmes de ses ouailles, homme d’influence et de pouvoir, responsable tyrannique de la bonne marche des affaires et… maquereau devant l’Eternel. Rien moins !
Voilà l’histoire incroyable, ici racontée, par Boualem Sansal. Ce récit où fiction et histoire personnelle s’entrelacent s’ouvre dans un hôpital parisien où, avant de claboter, la mère de Yazid, le narrateur, invite son gamin à retourner Rue Darwin, du côté de Belcourt, le quartier populaire d’Alger qui renferme quelques vieux souvenirs et autant de secrets. "Le temps de déterrer les morts et de les regarder en face était bien arrivé…". Comme le temps de faire sauter le verrou "de la barrière mentale".
Commence alors le récit de la vie de Yazid sur fond d’histoire algérienne, une vie faite de plusieurs vies mais dont il ne connaît que des bribes, des bribes qui se bousculent, se repoussent, se rejettent et se détruisent les unes les autres. "Je refusais la vérité, elle ressemblait tellement à un mensonge. Il est temps alors que le mensonge redevienne la vérité."
Dans le bled algérien, du côté de Bordj Dakir, Yazid fut secrètement adopté par Djéda, la grande dame qui a fait prospérer les petites et louches affaires du clan des Kadri en Algérie, au Maroc mais aussi dans la France du Maréchal. Le rejeton devient son petit-fils, le fils déclaré devant la loi et les hommes de Karima l’épouse de Kader, le fils de Djéda. L’héritier putatif, celui à qui échoira, un jour, les rênes de l’entreprise familiale.
Mais voilà, très tôt, Yazid apprend par la jeune Faïza - "Toujours, Faïza aura été pour moi celle par qui la vérité arrive" - qu’il n’est pas le fils de son père, ni de sa mère… il est, comme tous les gamins du lieu, un pupille, un moutard de La Citadelle, "la plus grande maison de tolérance de France et de Navarre".
Une femme, Ferroudja, organisera son évasion pour remettre le petit à Karima, chassée du côté d’Alger à la mort de son mari. A huit ans, Yazid débarque dans la capitale en août 1957, en pleine Bataille d’Alger. La double histoire, la double vie s’amorce alors, la double amputation aussi. "J’ai dû me demander qui j’étais, d’où je venais, et quel mauvais sort m’attendait. Quelles autres questions ? J’étais l’enfant du néant et de la tromperie, je devais me sentir bien seul et triste. Et écrasé par la honte, comme je l’ai été tout au long de ma vie". Yazid a fait l’amnésique : "En refusant ma vérité, en niant une partie de moi sans accepter clairement l’autre, je me suis enfermé dans l’ambiguïté, j’ai fini par n’être rien, un être trouble et inconsistant sans avenir parce que sans passé et coupé de son présent."
Rue Darwin sonne l’heure de remonter le temps, de démêler le nœud des origines, de discerner les traces du vrai dans le faux et du faux dans le vrai, d’interroger les méandres des identités. Dans ce texte dense et feuillu, l’enquête de Yazid mêle à l’histoire de son pays l’expérience de la diaspora algérienne. Les frères et sœurs de Yazid, réunis autour de leur mère alitée, incarnent une fratrie mondialisée. Il y a là Karim (le Marseillais), Nazim (homme d’affaires à Paris), Souad (l’universitaire américaine,) et Mounia (consultante en communication au Canada). Seul manque Hédi, le cadet. Enfant de "la Matrice", entendre l’école algérienne, il serait occupé au Waziristân, à repeindre le monde aux couleurs d’un l’islam maculé d’un vert sanguinolent.
De l’Algérie, Boualem Sansal dresse un tableau sans indulgence : après avoir été colonisée, la société algérienne est ici militarisée, emprisonnée, martyrisée, paupérisée, bureaucratisée, fatiguée, trabendisée, sinisée, islamisée, alzheimerisée, embobinée, pigeonnée, mystifiée, arabisée, moudjahidinisée… A l’image de la rue Darwin, le pays est devenu "un autre monde, voilà tout".
La verve torrentielle de Boualem Sansal continue son entreprise salutaire de désacralisation. Dans ce roman où les femmes occupent la première place, tout y passe : l’histoire nationale, la religion, les nationalistes, Boumediene, la guerre d’indépendance... Sansal n’hésite pas à se retrousser les manches et à mettre les pieds dans le plat. Avec au cœur la question de l’identité algérienne : "je n’ignore pas seulement mes origines, qui est mon père et qui est ma mère, qui sont mes frères et mes sœurs, mais aussi quel monde est ma terre et quel véritable histoire a nourri mon esprit."
Mustapha Harzoune
Boualem Sansal, Rue Darwin, édition Gallimard 2011, 255 pages, 17,50€.