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Un pays pour mourir

"Souvent, on pense que dans la civilisation musulmane, il n’y a jamais eu de moment de réelle rébellion, de liberté. Mais c’est faux. Lisez Les Mille et Une Nuits, qui est rempli de transgression, de liberté, de sexualités de toutes sortes, et de résistance à des menaces de mort…" rappelait écrivain marocain installé en France depuis 1999, dans un entretien donné au quotidien Le Monde le 19 janvier.

Salubre propos qui peut servir à éclairer ce cinquième roman de l’auteur du Jour du Roi (Prix de Flore 2012). Ce Pays pour mourir raconte les destins croisés de plusieurs immigrés à Paris. Pas ceux que l’on continue d’imaginer affublés d’une méchante valise, crève-la-faim et traine-savates ; pas ceux, miraculés des eaux, sur qui on verse d’artificielles larmes de crocodile ; pas ceux non plus que l’on enferme, tels des animaux dans on ne sait quel zoo, dans des archétypes d’un autre âge… Non ! il s’agit ici d’immigrés dont le vulgum pecus ne soupçonne même pas l’existence. De ceux qui n’occupent que très rarement les gazettes où alors dans la rubrique "comédie" : Zahira, une prostitué marocaine ; Aziz, un travelo algérien qui décide de changer de sexe et de s’appeler Zanouba ; Mojtaba, un réfugié iranien homosexuel ou encore Iqbal, un sri lankais, entrepreneur au plaisir intime peu avouable… L’immigration donc, mais à travers "la plus haute des solitudes", par sa face cachée, obscure, trouble, scandaleuse, subversive, source de désirs et de fantasmes pour les uns, d’inhibitions et d’interdits pour les autres.

Malgré le titre et la tonalité sombre du roman, Abdellah Taïa a écrit un chant de liberté et d’amour : liberté des corps et liberté des cœurs, droit au bonheur et droit à la vie pour les homo, trans, bi et autres tapineuses en terre d’islam et les immigré(e)s dans la France des droits de l’Homme. Car, de part et d’autre de la Méditerranée, la liberté et la dignité restent à conquérir. Et plutôt l’ici et le maintenant que l’ailleurs et le futur. L’effectivité de l’immanence que les promesses de la transcendance. Et plutôt les vérités crues, la sincérité à visage humain que les tartufferies et les mensonges méphitiques : "Elle vient de loin Naïma. De très loin. Elle a 50 ans aujourd’hui. Et, Dieu merci, elle n’est pas devenue une bonne musulmane, comme tant d’autres en fin de carrière. Elle ne veut pas aller à La Mecque pour se laver de ses pêchés. Non. Non. Elle considère qu’avoir fait la prostituée durant toutes ces longues années, c’est largement suffisant pour qu’elle entre, à sa mort, au paradis. Elle a été meilleure musulmane que tant d’autres qui nous cassent les oreilles avec leur piété de façade".  Voilà de quoi s’extraire des ronrons communautaires. Et comme Abdellah Taïa ne fait pas la danse du ventre dans les cabarets de l’édition, il ouvre une brèche dans une autre circularité, celle des bonnes âmes auto satisfaites, des doxas auto complaisantes et surannées : "Laisse-moi rire ! Tu parles comme tous ces Occidentaux bien pensants, maintenant. Pour se réconforter, se prouver que ce sont eux qui ont raison, ils cherchent ailleurs des exemple de ceux qui, selon eux, manquent de liberté… Les femmes arabes, par exemple". 
Un pays pour mourir n’est ni un roman pour voyeur en mal d’exotisme, ni un propos pour flatter celles et ceux qui font de l’Occident le nombril du monde. Ses personnages ne sont pas sortis d’on ne sait quel fantasme (colonial ou autre), réduits à un utile profil sociopsychologique (rebelle ou infidèle), à une appartenance (la "secte semoule" comme dit Magyd Cherfi) ou au statut d’éternel soumis. Autant dire des hommes et des femmes désincarnés. Déshumanisés. Ici, Zahira, Zanouba ou Mojtaba sont des êtres de chair, complexes, traversés par des aspirations profondes, réelles, universelles, emberlificotés dans des contradictions, prisonniers de leurs doutes et désillusions… Et si les "yeux sont devenus tristes", l’"âme aspire encore au miracle".

Chacun vit avec son passé, s’applique à rendre l’existence plus supportable, habille le quotidien de minuscules victoires, de petits bonheurs, de tendres complicités, de moments d’amour, autant de bouées de sauvetage qui évitent de couler et qui, pour les plus chanceux, permettent d’atteindre le "miracle".
Un pays pour mourir ramène aux Mille et une nuits par ces thèmes mais aussi par sa forme. Abdellah Taïa enchâsse les récits. Il passe de l’Algérie coloniale à l’Inde encore britannique, de l’Atlas marocain à un bordel de Saigon, de l’Iran des ayatollahs à l’ex quartier Bousbir de Casablanca. Il circule dans le temps : les souvenirs de l’enfance ou de la mémoire familiale imprègnent l’exil parisien, les fantômes du passé hantent, encore et toujours, les vivants, au point de bouleverser les devenir. A ces emboitements des espaces et des temps, il ajoute des bifurcations qui entrainent le lecteur vers Isabelle Adjani (encore et toujours), Fatima Rashid alias Nargis, le cinéma indien ou François Mitterrand… Un récit en appelle un autre qui à son tour en appelle un troisième... Cela fonctionne même si, quelques faiblesses dans les articulations, rendent le procédé, trop évident, comme si la mécanique avait été forcée. La langue d’Abdellah Taïa est chaleureuse, empathique, vibrante. Les dialogues, toujours justes, sont traversés de formules fracassantes, sans appel, preuve d’une nécessaire vigilance et signe de résistance, car ce n’est pas encore demain, que les uns et les autres, ici et ailleurs, feront de l’amour une qibla.

Mustapha Harzoune