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Venus d’ailleurs

À la dernière Fête du livre du Var, un journaliste interrogeait Paola Pigani sur l’actualité, l’arrivée de réfugiés en Europe et les politiques à mettre en œuvre. L’auteure répondit, mais, au sortir de la séance, elle doutait de la pertinence de ses réponses. À l’heure où le moindre gugusse cathodisé donne son avis sur tout et sur rien, gonflé d’importance par la lumière non de son intelligence mais des projecteurs, cela en dit long sur l’honnêteté et le sérieux que d’autres portent aux mots. Paola Pigani est écrivain. Poète même !

Elle n’est pas là, elle, pour les trainer, les mots, dans la boue. L’écrivain n’est pas non plus obligé de se plier aux règles médiatiques, ces règles qui mettent tout le monde au même niveau d’horizontalité (platitude), et qui se détournent de toute verticalité de la pensée (d’inculture). Si l’écrivain n’a pas réponse à tout – c’est bon signe – il a en revanche des réponses que lui seul peut apporter, des éclairages que seules ses œuvres peuvent projeter, une intimité du réel que seuls portent ses personnages. Si la littérature n’a pas à refléter le monde, elle peut en revanche, entre ombre et lumière, trainer son lecteur dans ses interstices et en traduire sa part rêvée. Sinon il faudrait laisser le débat aux "spécialistes", et le monde aura plus encore le goût de cendre, celui du chiffre-roi, des bréviaires et des vade-mecum.

Pour en revenir aux réfugiés – le thème de Venus d’ailleurs – il faut lire Paola Pigani, non pour se gargariser d’une réponse bien ficelée aux questions du moment, mais pour saisir la part humaine, imprévue, réinventée, transfigurée du réel. Ça ne changera peut-être pas le monde mais au moins les regards et détournera des mauvais discours des bonimenteurs.
Paola Pigani raconte l’arrivée en France, du côté de Lyon de deux demandeurs d’asile albanais. Nous sommes en 1999. Mirko et Simona sont frère et sœur, ils ont fui la guerre, les persécutions, échappé à la mort. Ils partent aidés d’un passeur, pas antipathique à défaut de pouvoir, par fonction, être sympathique. Ils se sont tournés vers la France, attirés par la lumière de son triptyque républicain, traversant mille et une épreuves, portant le poids des abandons et de la culpabilité car partir c’est "trahir les siens". En France, entre les démarches administratives, il y a le travail, le chantier, tour de Babel de l’humanité en bleu de travail, pour le frangin ; dans un magasin discount pour la frangine qui sera cornaquée par Ousman, le vigile noir.
Sur cette "longue route de la perte" ils sont partis, ignorant qu’il leur faudra "apprendre l’exil au fil des kilomètres, apprendre à se délester de presque tout". À ce jeu, ils sont inégaux : "mon frère a du mal ici. La maladie d’être triste. Une valise ici, une valise là-bas. Il lui manque toujours quelque chose. Moi je veux quitter ma jeunesse en France, connaître les gens, parler et chanter comme eux et rire aussi. Je dis qu’on n’a pas le choix. Mirko, lui, est plus impossible que moi à changer !" On l’aura compris : si la sœur se projette frénétiquement dans l’avenir, le frère ne peut se défaire du passé, hanté par le souvenir de Marush, son neveu, et par son frère qui a rejoint les rangs de l’UCK. "Moi, je me regarde dans le miroir de la France et je me trouve jolie" dit Simona, pendant que Mirko s’en va, dans des "zones" sombres, tristes et reculées, bomber sa solitude à coup de graffs, "comme des cris qui tiennent [sur] les murs écaillés". La friche des graffeurs et muralistes, usines vides et murs à l’abandon, c’est la galerie à ciel ouvert où s’exposent des mondes disparus, défaits, détruits, celui de l’exilé, celui des ouvriers : mémoire ouvrière et mémoire de l’immigration mêlées aux marges des villes et de la création.
Mais, et c’est là où les mots de l’écrivain sont inestimables, il ne faudrait pas croire que la vie se résume aux "y’a qu’à", "faut qu’on" de "nos" spécialistes et phraseurs télévisuels. Simona a choisi de s’adapter, d’avancer ; et vite. Pour autant, ses souvenirs, sa tristesse, sont là, enfouis, indicibles ou alors dans une langue qu’elle seule comprend. Mirko, lui, disloqué, au propre comme au figuré, traine la patte. Pourtant, il reste réceptif à ce monde nouveau qui l’entoure. Il y a Pierre, le vieux libraire chez qui il feuillette et rêve devant un bel et grand atlas. Pierre, qui lui offre un Prévert, un Cendrars, lui parle de René Leynaud poète et résistant fusillé le 13 juin 1944. La poésie comme ouverture à soi et aux autres, comme un réconfort. Il y a surtout Agathe Ridosky qui, dans une formule shakespearienne, se veut rassurante : "si je te mords, tu as mal, tu cries. C’est la preuve que tu es vivant. LA PREUVE". Alors que pour Mirko, cette preuve se trouve dans la présence d’Agathe et l’amour qui "le temps d’une étreinte fait oublier l’hiver, les étrangers, la France, l’Albanie, le Kosovo…".

Paola Pigani raconte sans alourdir son récit de postures déclamatoires. Elle glisse, furtivement, des images qui, rassemblées, finissent par former le tout composite, contrasté des existences. Elle montre, côté demandeurs d’asile, la violence de la mécanique administrative et juridique, "l’attente en mode français", des mois sans pouvoir travailler, sans pouvoir accéder au minimum de dignité. Elle pointe les "écarts", ces différences culturelles qu’il faut apprivoiser : le lien que l’on garde avec les morts ou encore si le Français peut être "courtois ou cordial", "tu ne prends pas un Français dans tes bras comme là-bas". Avec un vieil immigré qui se demande pourquoi les Roms viennent en France, elle ne se détourne pas des sujets difficiles. Illustration avec cet échange entre Julie et Simona : "Mais tu imagines qu’on va te faire un pont d’or parce que t’es réfugiée politique ? C’est la crise ici, y a pas de boulot. Moi, ça fait cinq ans que j’attends, et je suis française. (…). Julie s’essuie le nez, les yeux baissés. Elle sort de sa poche un bout de papier qu’elle tend à Simona.
- Tu téléphones là pour te faire soigner les dents gratis. Moi aussi j’y vais. C’est pour tous les pauvres"
. Au delà des peurs, réelles ou inventées, des ressentiments, il reste - doit rester - la solidarité des humbles. Qui plus est, dans cette ville, Lyon, l‘autre personnage du récit, où sont nées les principales associations de solidarité.
Paola Pigani multiplie les registres de la langue, joue avec les prononciations et les malentendus. Les temps et la conjugaison traduisent les tempéraments et les mots forment une ligne tendue vers l’intime de chacun. Comme ce "revenir" qui chez Mirko "restera un caillou dans son estomac. Un mot sans repos qui ne le laissera jamais en paix". Des mots qui ne sont pas ici "trainés dans la boue" (A. Laabi).

Mustapha Harzoune
 

Paola Pigani, Venus d’ailleurs, Liana Levi, 2015, 171 pages, 17 €.