Parcours

2Le mot des commissaires

Entre 1954 et 1962, l’immigration, loin de ralentir, s’accélère au contraire, la population algérienne passant au cours de la période de 220 000 à 350 000 personnes.

Fait nouveau dans l’histoire de l’immigration algérienne : il ne s’agit plus exclusivement d’une immigration masculine, et les familles rejoignent peu à peu leurs proches dans l’exil.

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Independence Day in the La Folie shantytown in Nanterre. Photo by Monique Hervo

Contrairement à une idée reçue, l’immigration algérienne n’est pas une immigration récente. Les Algériens s’installent en France dès le début du XXe siècle. Ce sont essentiellement des paysans originaires de Kabylie envoyés par leur village avec, pour mission, de renvoyer des mandats postaux à leur famille.

C’est également dès les années 1920 et jusqu’aux années 50 que différentes organisations politiques se développent sur le territoire métropolitain. En 1926, Messali Hadj - le père fondateur du nationalisme algérien chez qui de nombreux responsables du Front de Libération Nationale (FLN) de la guerre d’Algérie feront leurs armes - crée l’Étoile Nord-Africaine (ENA). Interdite par les autorités françaises, l’ENA sera remplacée par le Parti du Peuple Algérien (PPA) en 1937, puis par le Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques (MTLD) en 1946, qui, à sa dissolution le 5 novembre 1954, donne naissance au Mouvement National Algérien (MNA).

Ces formations, qui se situent à mi-chemin entre l’idée républicaine et socialiste, et le sentiment d’appartenance à une identité religieuse, seront de formidables machines à rassembler et à sensibiliser les Algériens à l’injustice coloniale. Dans les baraquements du bassin minier du Nord de la France ou dans les cafés-hôtels des banlieues de la région parisienne, les hommes de Messali Hadj sont venus à la rencontre des immigrés pour leur prêcher la « bonne parole ». Dès les années 1930, les cafés-hôtels deviennent ainsi des lieux de vie et de mémoire. On y prend les nouvelles du « bled », on y écoute de la musique, on y recherche du travail ou on y fait la prière du vendredi. Le sentiment national va naître de l’exil. Loin de sa terre l’immigré algérien découvre l’entre soi, une connivence avec d’autres exilés. Dans le cadre colonial en Algérie, il est difficile de s’organiser : il est paradoxalement nécessaire de rejoindre cette France, à laquelle il va falloir s’opposer, pour être en mesure de mettre en place un mouvement politique.

Pourtant, tous ces hommes resteront longtemps des « hommes invisibles ». Car comment appeler ces Algériens, qui venant d’un territoire considéré comme français (l’Algérie est alors considérée comme intégré à la nation française) ne sont pas de « vrais » citoyens français, mais se trouvent relégués dans leur condition d’« indigènes musulmans » ?

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Algerian family housed in a new apartment in Gennevilliers, 1955. Photograph. © Pierre Boulat / Cosmos / Musée national de l’histoire de l’immigration
Famille algérienne logée dans un appartement neuf à Gennevilliers, 1955. Photographie.
© Pierre Boulat / Cosmos / EPPPD-MNHI

La situation juridique évoluera avec une seconde vague qui arrive entre 1945 et 1954, entre la fin de la Deuxième Guerre mondiale et le déclenchement de la guerre d’Algérie. Les hommes viennent maintenant de toutes les régions : du Constantinois (Est), fuyant la famine de 1944-1945, et de l’Ouest algérien. Les années 1950-1952 voient surtout le début de l’immigration familiale.

On assiste alors à une autre construction de l’exil algérien. Celui-ci va s’enraciner.

Ces immigrés sont davantage formés que leurs prédécesseurs. Ils comptent de nombreux ouvriers qualifiés qui investiront notamment les grands bastions de la métallurgie.

La grande majorité de ces ouvriers rejoignent les syndicats, essentiellement la CGT. Ils sont surtout fortement engagés politiquement dans la Fédération de France du Parti du Peuple Algérien-Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques (PPA-MTLD), qui compte, avant 1954, près de 10 000 militants sur les 200 000 Algériens de France. Le FLN verra le jour à ce moment là, en 1954.

Mais c’est véritablement pendant la guerre d’Algérie que cette immigration prendra sa physionomie définitive. L’immigration familiale qui avait débuté timidement à la fin des années quarante connait en effet durant ces années de guerre une progression constante. Mais que sait-on réellement de la vie de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants ? Cinquante ans après l’indépendance, le temps est venu de lever le voile sur une histoire méconnue, celle de l’immigration algérienne pendant la guerre d’indépendance.

Cette période correspond à une histoire où la beauté se mêle à la précarité, la joie à la nostalgie et à la violence. Cette musique douce-amère que les Algériens nomment El Ghorba, l’exil. Grâce à la richesse des œuvres mis à jour et aux nombreux témoignages de témoins de l’époque, le visiteur est plongé dans la société métropolitaine. Travail, logement et loisirs mais également combat indépendantiste rythment l’exposition.

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17 octobre 1961. Métro Concorde © Elie Kagan/Bibliothèque de documentation internationale contemporaine
17 octobre 1961. Métro Concorde © Elie Kagan/Bibliothèque de documentation internationale contemporaine

Entre les violences policières françaises, comme la nuit tragique du 17 octobre 1961 où périrent de nombreux Algériens en plein Paris, et les cruels règlements de compte entre nationalistes algériens, ceux du MNA de Messali Hadj et ceux du FLN, l’immigration algérienne a été confrontée a un moment terrible de son histoire. Les ouvriers exilés menaient pendant cette période une double existence. Une fois les sirènes des entreprises éteintes, la vie du militant débutait. Même si la plupart étaient d’un faible niveau d’instruction, les immigrés se passionnaient pour la politique. Ils discutaient ou écoutaient beaucoup la radio, lisaient ou se faisaient lire les journaux. L’image de l’immigré, ouvrier sans mémoire, sans politique, sans passé, malheureusement encore tenace aujourd’hui, ne correspond donc pas à la réalité.

Comme beaucoup de membres de mouvements clandestins, ces hommes et ces femmes ont nourri la culture du secret. Plusieurs décennies après la fin de la guerre d’Algérie, ils hésitent encore à parler. Certains, décédés, ont emmené avec eux des pans entiers d’une histoire tragique. L’exposition Vies d’exil raconte cette histoire peu connue, placent en pleine lumière ces hommes longtemps invisibles, dit leur quotidien fait de joies et de peines.

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Photo : Mathieu Nouvel © Palais de la Porte Dorée

Les commissaires de l'exposition

Benjamin Stora est né à Constantine en 1950. Docteur d’État en Histoire et Sociologie, il est Professeur des universités et enseigne à l’université Paris XIII et à l’INALCO (Langues orientales, Paris).  Il a publié une trentaine d’ouvrages comme La gangrène et l’oubli, La mémoire de la guerre d’Algérie (La Découverte, 1991) ; Appelés en guerre d’Algérie (Gallimard, 1997) ; Les Trois exils. Juifs d’Algérie (Stock, 2006). Benjamin Stora est membre du Jury du Prix livre d’Histoire, décerné par le Sénat.

Linda Amiri est enseignante et chercheure en Histoire. Elle a enseigné à l’université de Strasbourg (Institut d’Etudes Politiques et Faculté d’Histoire) et à la Business School of Pforzheim. Spécialiste de l’histoire de l’immigration et de l’histoire du mouvement ouvrier, elle prépare une thèse sur la Fédération de France du Front de libération nationale (1954-1962) à Sciences-Po Paris, sous la direction de Serge Berstein & Benjamin Stora.