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Villiers Rebelle. [Carnet de rencontres] à la Cerisaie

Villiers Rebelle est un reportage dessiné par Damien Roudeau réalisé à la Cerisaie, cité de Villiers-Le-Bel, ville de 5 000 habitants en 1950 qui en compte 27 000 aujourd’hui.

La Cerisaie est composée de 258 logements sortis de terre en 1958 répartis en trois bâtiments, Acacias, Bleuet et Clématites, trois vaisseaux à l’abandon, entre ciel et terre, que l’on tente de sauver depuis 2004 pour deux d’entre eux. Le troisième, les Clématites, irrécupérable, a été détruit le 26 août 2013. Et avec lui quelques souvenirs sont partis en poussière. Avant "la mise à terre" des Clématites, Damien Roudeau a dessiné des fresques sur les murs appelés à disparaître ; autant de traces, éphémères et émouvantes, de visages, d’hommes et de femmes, d’enfants aussi, condamnés à l’oubli. La mémoire est aussi une affaire de classe.
Ici, vivent "mille personnes séquestrées dans une impasse", des hommes et des femmes, plutôt jeunes, immigrés ou d’origine, un "local mondialisé", frappé par le chômage, comprimé dans des logements trop petits et délabrés, coincé dans une sédentarisation contrainte. Les Clématites ? Une barre devenue un squat, sans eau ni électricité, que les hommes partageaient avec les rats, à dix-huit kilomètres de la Ville Lumière. "C’est un bidonville de Soweto" dit Lucienne Giboudeaux la doyenne de la Cerisaie, surnommée par l’ancien maire Didier Vaillant, "le pitbull", sûrement pour louer ses qualités à défendre les intérêts et les droits des habitants du lieu !

En novembre 2007, La Cerisaie, fut l’épicentre des émeutes survenues après la mort de deux adolescents. A l’arrivée, sont partis en fumée rien moins qu’une école maternelle, une bibliothèque, un commissariat, une agence du trésor public, un concessionnaire, une auto école, un salon de beauté et un supermarché ! Les paroles - chantées par Mouloudji - du communard et poète Eugène Pottier rappellent une vérité éternelle : "Ma misère est telle que j’en suis méchant"… Rien de nouveau donc sous le ciel noir de l’injustice, depuis la Commune jusqu’à ces banlieues de relégation.
En 2006, Damien Roudeau a reçu le Prix de l’écriture et le grand prix du Rendez-vous du carnet de voyage de Clermont-Ferrand pour De bric et de broc, témoignage d’une année de vie dans une communauté Emmaüs. Dans le cadre du projet de rénovation urbaine à la Cerisaie, il va donc passé trois ans in situ ; animant des ateliers de novembre 2010 à novembre 2013, à raison de quelques jours par mois et de rares nuits à l’hôtel mitoyen. Car l’obscurité est réservée à "la vie des marges". "Je n’ai pas particulièrement cherché à y avoir accès, écrit l’auteur, respectant le vœu des habitants de porter le focus ailleurs. Quelques dessins pour simplement rappeler que « Derrière les murs » on vit, et on y est même souvent heureux". Villiers Rebelle se réserve donc la part lumineuse d’une réalité qui préfère préserver sa part d’ombre, cacher une violence aux allures de ghetto et éviter des espaces quand la nuit tombe. Cette part lumineuse de la Cerisaie reste aussi discrète sur le recul de la mixité ou sur cette opinion qui court, autre doxa - de cité cette fois - qui fait des journalistes et des sociologues, des "hyènes" et des "vautours".

Le reportage mélange repères historiques, photos, textes de rappeurs (Casey, Pomi & Seve, La Rumeur, Arsenik, IAM, Youssoupha, Kery James…) et bien sûr dessins, croquis, fresques, portraits d’habitants. Le livre est rythmé par des témoins, cornacs d’un jour et autres acteurs sociaux, associatifs ou culturels. On y croise notamment Kevin Labrana membre fondateur de l’association Jump dont le but est de permettre aux jeunes et aux petits du quartier de sortir, "de voir autre chose que les bâtiments" ; les animatrices de la Maison de Quartier Allende, Meryem Yettefti et Véronique Baessa, les rappeurs, Bafa et Kalala qui forme le duo Versatile. Ils sont les héritiers d’une longue lignée de rappeurs sortis des Bleuets, à commencer par le groupe Ärsenik (1992). Les textes des rappeurs témoignent, bien mieux que mille et un reportages, d’un quotidien difficile et des aspirations des plus jeunes. "C’est nous, les rappeurs, les journalistes : on raconte les choses vues, vécues et entendues au sein de notre cité, de notre communauté qui souffre. (…) On raconte sans être des balances. Les tenants du pouvoir ont compris que le rap pouvait être une véritable contre-culture" (Tekila). Il y a aussi la figure de Daniel Asif. Propriétaire d’un F4, ce quinqua d’origine pakistanaise a fait de son garage un salon de thé communautaire ouvert à tous. La communauté pakistanaise organise des tournois de "shooting Volleyball" au pied des Clématites et initient les habitants au cricket. On rencontre aussi Chantal Djedde, qui morigène à tire larigot d’imposants gaillards et des costauds revêches, "ils font leur racailles… moi je les appelle toujours mes bébés !".
Ces planches et dessins croqués au milieu de la Cerisaie, au milieu d’hommes et de femmes sur qui pèsent tant de préjugés, rendent justice à l’énergie, la volonté d’agir et de prendre son destin en main des habitants du cru. Il faut se laisser gagner par le dynamisme, la pêche, le bagou de cette dizaine de gamins participants au premier atelier de dessin. Il y a de la gêne, de l’effronterie, il y a aussi de la curiosité et de l’application. Sans oublier cette bienveillante insolence : "monsieur, faut vous remettre au sport, un peu… Vous êtes greums’ la vérité".

Plus solennels sont les dessins et portraits du second conseil du quartier et les bricolages démocratiques pour trouver "un point de bascule" entre les prises de décision par le "haut" et l’organisation des habitants, par "en bas" (version locale des empowerment et de la community organizing). Et oui ! Ça bouge, invente, cherche, s’investie, s’organise… bien loin des antiennes sur ces "territoires perdus de la république" et d’une population amorphe, d’une jeunesse "sans repères" comme dirait monsieur Valls. "Les quartiers sont bien plus complexes que la caricature que l'on en fait" disait récemment Olivier Roy dans Le Monde (30 mai 2014). Pourtant, ici, les combats sont nombreux et difficiles. Sisyphe en abandonnerait son caillou. Il faut souvent crier et taper du poing sur la table pour se faire simplement entendre. Damien Rondeau rappelle que le mot émeute est "formé sur "esmeu", participe passé d’émouvoir. Par le dessin, on me demande d’essayer de contribuer au lien social, à la restauration du dialogue, de la confiance et de la communication. Emeute, ou l’espoir d’un mouvement ?". Villiers Rebelle, laisse entrevoir, au dessus de la brume de la cité, un horizon de tendresse et de dignité.

Mustapha Harzoune

Damien Roudeau, Villiers Rebelle. [Carnet de rencontres] à la Cerisaie, La boîte à bulles, 2014, 22€.