La photographie de famille dans les collections du musée
Une partie des collections photographiques du Musée est constituée de fonds d’origine familiale qui retracent, selon les cas, le parcours migratoire, l’installation et la vie quotidienne dans le pays d’accueil ainsi que les liens à la terre natale. On y trouve des photographies de studios et des clichés d’amateurs (négatifs, tirages isolés, albums) souvent accompagnés de documents (passeports, papiers administratifs, correspondance, cartes postales, coupures de presse), parfois de quelques objets. Certains fonds (Kousnetzoff, Vorontzoff) sont riches de plus de 700 items, alors que d’autres n’en comptent qu’une vingtaine.
La plupart des parcours représentés résultent de vagues migratoires des années 1920 en provenance du continent européen (Grèce, Italie, Tchécoslovaquie) ou à sa lisière (Arménie, Russie) ; certaines vagues sont plus tardives (Espagne, Portugal). D’autres ont des origines plus lointaines, comme la Turquie (la famille Petek, arrivée en 1949) ou l’Iran : Amir Houcheng Navaï, petit-fils d’un ministre de la dynastie Quadjar, arrive en France en 1950, où il fonde une famille avec Anne-Marie Rospars).
La vie heureuse…
Comme pour une grande part de la photographie émanant du cercle familial, les sujets récurrents sont des événements marquants (et souvent heureux) de la vie : un repas réunissant plusieurs générations ; un rituel religieux (la communion de Thomas Drvar dans les Ardennes) ; un mariage : le couple Bassakyros chez le photographe parisien Rouers ou Joseph Milani et Benoîte Schmidt dans le studio Wich, au Raincy ; le banquet de mariage d’un cousin des Bassakyros. Certains ensembles incluent des photographies prises dans le pays natal, avant l’exil (la famille Prandi dans le studio Gasparini à Oleggio, Constantin Reznikoff en militaire ou des tirages envoyés par la famille restée sur place (un mariage en Grèce dans la famille de Vassiliki Sarigiani, épouse de Michel Bassakyros). Dans certains cas, le portrait inclut la maison acquise (parfois même construite) en France, signe d’une intégration complète dans le pays d’accueil : les Kousnetzoff à Chatou ou au Perreux, les Vorontzoff au Perray-en-Yvelines, les Bassakyros à Yerres ; on pose aussi devant la voiture, autre marqueur d’un parcours réussi : une …. Pour les Vorontzoff en 1930 et une Renault 4CV pour la famille Bassakyros trente ans plus tard).
Tout aussi marquants (mais moins heureux) dans la vie des hommes sont les obligations militaires : un membre de la famille Bassakyros parmi des soldats grecs en 1940 ; Louis Prandi, soldat en Allemagne en 1944. Simples conscrits, Dimitri Kousnetzoff transforme un cahier d’écolier en album dédié à son service militaire en Allemagne (1946) et Augustin Drvar pose en chasseur alpin à Briançon en 1947.
Aux côtés du portrait, le genre qui domine dans la photographie de famille est le registre récréatif : excursions, repas en plein air, vacances, voyages. Même s’ils ont subi un déclassement social en émigrant, les familles Kousnetzoff et Vorontzoff connaissent une certaine aisance dont témoignent les nombreuses photographies qu’ils nous ont laissées. Le voyage peut être une visite dans le pays d’origine : en 1975, Sylviane Drvar, petite-fille d’émigré tchécoslovaque, se rend à Prague et en rapporte des photographies ; tous les ans, la famille Prandi se rend en vacances en Italie, dans le Piémont natal).
Sociabilité, solidarité …
Lieux de sociabilité ou d’éducation propices à renforcer les liens entre immigrés ou entre jeunes aspirant à un même idéal, les camps de vacances ont fait l’objet de nombreuses photographies : Michel Bassakyros pose au milieu d’un groupe de scouts grecs ; la jeune Catherine Teslioukoff participe aux activités des camps de vacances du Sokol (lien texte Sokol). À travers les exercices de gymnastique mais aussi à la plage ou à la piscine, le corps se révèle, exhibé en maillot de bain, en short ou en tenue de sport : Adèle Vorontzoff et son fils Alexis posent en tenue de tennis ; Louis Prandi en footballeur dans le cadre du patronage Saint-Vincent de Montreuil). À partir des années 1930, l’enfant devient un modèle privilégié, posant ou jouant dans le jardin ou dans les bois (Kousnetzoff, Vorontzoff).
Quelques photographies échappent à ces cadres habituels, prises dans un contexte associatif, professionnel ou scolaire. Le travail, comme les études, sont l’occasion d’affirmer son ancrage dans le pays d’adoption et son insertion dans la société : Constantin Reznikoff, embauché comme d’autres émigrés Russes, par les studios Albatros à Montreuil ; Michel Bassakyros en compagnie d’autres fourreurs grecs à Paris. Qu’ils soient associatifs ou corporatifs, ces portraits permettent d’exprimer la solidarité entre immigrés d’une même origine : de même que les enfants de familles grecques originaires de Kastoria se retrouvent au sein d’un club, Nadine Somoff, la tante de Marie Kousnetzoff, œuvre comme secrétaire du Comité de soutien à la jeunesse russe en exil en Europe. D’autres sont photographiés de façon isolée, en pleine activité : José Baptista de Matos, arrivé du Portugal en 1963, travaillant à la construction du RER ; Joseph Milani (1878- ), chef d’atelier de tôlerie pour la société Carret et fils (photo Ch. Bruère, 1931) à Paris. Inscrite à l’école russe de Boulogne, la jeune Catherine Teslioukoff est photographiée en train de passer un examen oral.
Reconnaissance et consécration
Enfin, certains parcours migratoires se voient consacrés par une reconnaissance honorifique, moments immortalisés par la photographie : Gaye Petek en compagnie de son institutrice à l’occasion de son prix d’honneur en 1956 puis, des années plus tard, recevant l’Ordre national du mérite des mains du président Jacques Chirac (1996) ; en 1982, Marius Apostolo se voit attribuer la Légion d’honneur. Dans d’autres cas, on conserve la médaille et non la photographie (médaille de vermeil de Joseph Milani).
Chez le photographe
Quand ils ne sont pas pris par un membre du cercle familial, les clichés sont réalisés à l’occasion d’une séance de pose en atelier. Le passage chez le photographe peut être associé à un rituel qui permet de s’ancrer symboliquement dans un territoire et, de façon plus prosaïque, d’avoir un portrait de bonne qualité à envoyer aux parents éloignés. Ainsi, la famille Drvar se rend au studio Telenne, à Charleville, non loin de l’usine de Mohon où travaille Joseph Drvar. De nombreuses familles d’origine polonaise défilent dans le studio de Kasimir Zgorecki, installé à Rouvroy (Pas-de-Calais) en 1924, prolifique jusqu’en 1939 ; d’autres immigrés, venus d’Arménie ou du Maghreb, se rendent au studio Rex, ouvert au début des années 1930 par Assadour Keussayan à Marseille, et qui perdura jusque dans les années 1990.
Le pays ou la culture d’origine du modèle s’exprime parfois à travers un costume traditionnel comme celui porté par un jeune garçon de la famille Bassakyros, un bijou (la croix grecque portée par Vassiliki Bassakyros), une image (icône clôturant un album du fonds Kousnetzoff).
La photographie de famille témoin des évolutions du médium
Réalisées entre les années 1920 et les années 1980, ces photographies témoignent des évolutions techniques que connaît le médium au long du siècle, depuis le portrait noir et blanc sur plaque de verre au collodion (technique brevetée en 1851 encore employée par certains studios professionnels dans les années 1930) jusqu’au film souple en couleur qui se répand après la seconde guerre mondiale ; manque à notre corpus le polaroïd, en vogue dans les années 1970. Sur la plupart des portraits, qu’ils soient réalisés en atelier ou au sein du cercle familial, les modèles prennent la pose, assis ou debout, bien droits et immobiles ; d’autres, relevant d’une pratique amateure plus libre, captent les modèles dans des attitudes insolites, perchés dans un arbre ou assis par terre, depuis un point de vue élevé ou au ras du sol. Les instantanés permettent de capter le mouvement, celui des jeux ou du sport. Intéressantes sont les pochettes en papier dans lesquelles étaient contenus les négatifs et les tirages que l’on venait récupérer chez le photographe ; de nombreux exemples figurent dans le fonds Kousnetzoff.
L’album, espace de mise en scène de la famille
Si la plupart des photographies évoquées plus haut sont des négatifs ou des tirages isolés, certaines sont conservées dans des albums. La famille s’y met en scène de façon plus ou moins organisée et plus ou moins documentée (dates et légendes manuscrites). Le fonds Kousnetzoff en fournit plusieurs exemples, réalisés par la jeune Catherine Teslioukoff, avant son mariage avec Dimitri Kousnetzoff (en savoir plus : L’album photographique ou la famille mise en scène)
Des photographies imparfaites ?
Beaucoup de clichés (négatifs) comme ceux du fonds Kousnetzoff sont flous ou mal cadrés, pris trop vite ou devant un sujet en mouvement. S’agissant d’objets passés de mains en mains, ayant voyagé parfois, certains tirages sont jaunis, abimés ou déchirés. D’autres sont découpés, détourés, revêtus d’un cache comme ce soldat apparaissant dans un cadre en forme de cœur (39). Autant d’éléments qui font du genre de la photographie de famille une photographie imparfaite, jugée sans qualités esthétiques voire sans intérêt pour l’histoire du médium et, pour ces raisons, longtemps négligée. Pour nous détromper, il suffit de regarder plus attentivement les collections dans lesquelles on décèle quelques curiosa. Le fonds Bassakyros en contient plusieurs comme cet un homme perché dans un arbre devant un village de la campagne grecque.
Étonnante, cette autre photographie, qui n’aurait pas déplu aux surréalistes, montrant deux garçons en costume, cravate et nœud papillon à l’air très sérieux, assis sur des planches à roulettes sur la glace ; le village aux maisons serrées s’étageant à l’arrière-plan est-il réel ou s’agit-il d’une toile de fond dans un atelier ? L’illusion est parfaite et le trouble intact.
Si la photographie de famille au Musée national de l’histoire de l’immigration raconte avant tout des histoires, celles de personnes déracinées ayant trouvé un nouvel ancrage en France, son intérêt dépasse largement le cadre individuel pour investir différents champs disciplinaires des sciences humaines.
Hélène Bocard, conservatrice en chef du patrimoine au service des collections du Musée national de l’histoire de l’immigration