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La Première Guerre mondiale bouleverse la condition des étrangers. Dès août 1914, ils font l’objet d’une surveillance renforcée. L’État contrôle leurs déplacements, les passeports avec visa sont rétablis et le permis de séjour devient obligatoire. Les ressortissants des puissances ennemies doivent quitter le pays sans délai ; à défaut, ils sont internés. Les nationaux des pays neutres, Italiens ou Espagnols, partent également, poussés par l’État et par la pression xénophobe.
Néanmoins, le pays, à cause de la guerre, a besoin des étrangers. Au front comme à l’arrière, le conflit est une période d’intenses circulations. Pendant quatre ans, se croisent ainsi, en métropole, soldats et travailleurs, étrangers et coloniaux, qu’ils soient ou non volontaires. Cette diversité nouvelle marque profondément la société.
L’État intervient massivement dans le recrutement, l’administration et le contrôle des immigrés. En avril 1917, il crée la carte d’identité des étrangers. Une fois la paix revenue, cette carte d’identité devient un outil durable et central des politiques migratoires.
Au lendemain de la guerre, l’Europe est marquée par des violences qui provoquent d’importantes migrations de réfugiés, notamment vers la France. Pour faire face aux besoins de la reconstruction et pour combler le déficit démographique lié au conflit, le gouvernement décide de faire appel aux travailleurs étrangers. Il signe des conventions internationales et organise des recrutements collectifs avec l’appui du patronat. Les anciennes routes migratoires, fondées sur des réseaux de connaissance, continuent de fonctionner.
Repères chronologiques
La déclaration de guerre déclenche d’importants mouvements de population : les ressortissants de pays ennemis ont deux jours pour quitter le pays, les étrangers originaires des pays neutres sont poussés au départ tandis qu’arrivent de très nombreux réfugiés belges.
Création par décret d’une carte d’identité « à l’usage des étrangers » qui autorise et encadre leur séjour en France. Le statut des « travailleurs étrangers et coloniaux » est rapidement précisé par un second décret.
Fondée par le patronat, la Société générale d’immigration organise des recrutements collectifs de travailleurs étrangers. De 1924 à 1930, elle fait venir en France près de 450 000 hommes et femmes pour l’industrie, les mines et l’agriculture.
L’accès à la nationalité française est facilité par la loi du 10 août. Trois ans de séjour suffisent désormais pour demander la naturalisation. Les Françaises qui épousent un étranger conservent leur nationalité. La procédure administrative évalue pour la première fois le « degré d’assimilation ». Le nombre des naturalisations augmente fortement.
L’accueil des réfugiés belges
En août 1914, après l’invasion de leur pays, plus de 1 million de civils belges fuient l’avancée de l’armée allemande et 250 000 d’entre eux gagnent la France. Plongés dans un grand dénuement, ils suscitent un vaste mouvement de solidarité ; les secours, privés comme publics, s’organisent. Certains de ces réfugiés contribuent à l’effort de guerre. Néanmoins, leur installation durable est à l’origine de tensions avec les populations locales.
Étrangers et coloniaux dans l’effort de guerre
En 1914, 43 000 étrangers s’engagent et combattent pour la France, à l’image des Italiens qui constituent la Légion garibaldienne au sein de l’armée française. Dans l’empire colonial, un demi-million de soldats sont mobilisés.
Pendant la guerre, face à la pénurie de main-d’œuvre, l’administration recrute 500 000 travailleurs issus des colonies, de Chine et d’autres pays étrangers. Les accords signés avec plusieurs États européens garantissent des droits aux étrangers nouvellement arrivés. Les travailleurs coloniaux, eux, sont en revanche relégués dans des emplois non qualifiés selon des critères raciaux. Soumis à une discipline militaire, coupés de la population, surveillés, certains se mettent en grève, s’enfuient ou se révoltent.
Les soldats coloniaux
Entre 1914 et 1918, environ 500 000 recrues venues de l’Empire renforcent les rangs de l’armée : tirailleurs sénégalais, annamites et malgaches ; spahis et zouaves d’Afrique du Nord. Avant la guerre, leur recrutement reposait sur le volontariat. À mesure que le conflit se prolonge, la contrainte devient presque partout la règle. La grande majorité des troupes coloniales sont de simples conscrits, recrutés le plus souvent de force. Formés à la hâte dans des camps d’entraînement, ils sont ensuite conduits au front ou affectés à des travaux de soutien. Ces recrutements provoquent des résistances voire des révoltes comme celle des Africains de la Volta en 1915-1916 ou celle des Kanaks de Nouvelle-Calédonie, en 1917.
Parcours de vie : Lazare Ponticelli, un soldat italien au service de la France
En 1907, Lazare Ponticelli, alors âgé de neuf ans, né dans une famille d’agriculteurs de sept enfants, émigre seul depuis l’Italie, chassé par la misère. Installé à Nogent, à côté de Paris, il s’engage pour la France lors de la déclaration de guerre, avec son frère Céleste. Ils sont affectés au sein de l’unité de soldats italiens dite légion Garibaldi. Quand l’Italie entre en guerre aux côtés de la France en 1915, Céleste est exempté, mais Lazare doit rejoindre l’armée de son pays d’origine. Blessé au combat, Lazare Ponticelli reçoit de nombreuses décorations militaires pour sa bravoure. Après la guerre, il fonde avec ses frères une entreprise de fumisterie qui connaît une belle réussite. Naturalisé en 1939, il meurt en 2008 à l’âge de cent dix ans et entre dans l’histoire comme le « dernier des poilus ».
Le contrôle des étrangers
En 1917, l’État crée une carte d’identité pour les étrangers, qui vaut permis de séjour, et une carte de travailleur pour les étrangers et les coloniaux. Après le conflit, une carte unique et obligatoire les remplace. Elle permet d’identifier et de contrôler l’entrée, le séjour et le travail des étrangers.
À partir de 1922, les réfugiés russes puis arméniens, devenus apatrides, obtiennent un certificat d’identité et de voyage créé par la Société des nations (SDN) à l’initiative du diplomate norvégien Fridtjof Nansen. Ce certificat, dit « passeport Nansen », confère aux apatrides un état civil ainsi que la possibilité de se déplacer dans un monde de plus en plus soumis aux contraintes administratives.
La création de ces deux documents conduit au développement de deux administrations : les préfectures pour les cartes d’identité et les offices de réfugiés qui, organisés par nationalité, œuvrent au nom de la SDN, en lien avec les autorités françaises.
L’anthropométrie
L’anthropométrie, inventée à la fin du XIXe siècle, est une technique d’identification fondée sur la mesure des corps, fréquemment utilisée par la police. Aussi appelée « bertillonage », du nom de son inventeur, Alphonse Bertillon, elle sert à catégoriser des groupes jugés dangereux comme les « nomades, bohémiens et vagabonds ». En 1912, l’administration française impose à ces populations le port d’un carnet anthropométrique avec photographie d’identité. En 1917, une partie de ce dispositif est reprise pour les cartes d’identité des étrangers résidant en France.
La création de la carte d’identité
Dans l’entre-deux-guerres, seuls les étrangers sont obligés de détenir une carte d’identité. Elle devient un instrument central pour les surveiller, contrôler leur entrée, leur séjour et, pour un grand nombre de professions, leur accès au marché du travail. Au gré des évolutions politiques et économiques, elle voit ses critères se durcir (durée de validité, conditions de renouvellement, coût du timbre fiscal, peines en cas d’infraction). Le document évolue aussi matériellement (couleurs, tampon et normes imposées à la photographie). En octobre 1940, le régime de Vichy rend la carte d’identité obligatoire pour tous les Français, à partir de seize ans.
Parcours de vie : Nicolas et Adèle Vorontzoff, un destin russe du début du XXe siècle
Nicolas Vorontzoff est né à Kiev en 1904, dans une famille de militaires. La révolution bolchevique de 1917, qui renverse le tsar, intervient alors qu’il est élève à l’école d’officiers. Les Anglais, alliés de l’Armée blanche opposée à la Révolution, transfèrent l’établissement militaire en Égypte. Nicolas Vorontzoff y poursuit sa scolarité.
Imprégné de langue et de culture françaises à l’instar de nombreux Russes de cette époque, il rejoint la France en 1923 avec un statut d’apatride. Au sein de l’importante communauté russe de Paris, il se marie en 1926 avec Adèle Reznikof, jeune fille issue d’une famille de propriétaires terriens chassés par la révolution, exilée en France depuis 1922.
Les travailleurs immigrés après guerre
En France, la Grande Guerre s’est soldée par 1,5 million de morts. En 1919, pour pallier le manque de bras, l’État signe une convention avec la Pologne puis avec d’autres pays européens pour recruter des travailleurs. À partir de 1924, la Société générale d’immigration, créée par le patronat, gère les recrutements sans réel contrôle de l’État. Les candidats sont d’abord examinés et sélectionnés dans des centres dédiés comme à Mysłowice, en Pologne, puis acheminés en France dans des « dépôts », à l’instar de celui de Toul, en Lorraine. Identifiés et photographiés à leur arrivée, ils rejoignent ensuite leur employeur dans l’industrie, les mines ou l’agriculture. Les filières traditionnelles, fondées sur des réseaux locaux ou familiaux, demeurent actives, notamment chez les Italiens ou les Juifs de Pologne.
L’immigration des Polonaises
Les femmes tiennent une place importante au sein de la migration polonaise. Certaines accompagnent leur mari dans les régions minières, avec l’approbation des employeurs qui voient là un gage de stabilité. D’autres migrent seules. Elles sont souvent envoyées dans les campagnes en manque de main-d’œuvre et assignées aux tâches les plus pénibles. Isolées, exploitées, certaines d’entre elles sont aussi victimes de violences et de viols.
Portrait collectif d’une France diverse
Au tournant des années 1930, la forte présence de personnes venues des colonies ou de l’étranger devient visible dans l’espace public. La production culturelle, les pratiques religieuses, les rencontres sportives, les commerces comme les engagements politiques renforcent les expressions communautaires. Dans les corons du Nord, les Polonais reconstituent des « petites patries » aux liens identitaires forts. Dans les grandes villes, l’aspect de certains quartiers est transformé. Ces communautés soudées apportent aux étrangers un véritable soutien face à la précarité ; elles n’empêchent pas, cependant, une ouverture à la société française et un enracinement à bas bruit, notamment pour les enfants de la deuxième génération.
Portraits photographiques
À travers le portrait photographique, étrangers et colonisés se mettent en scène. Dans le studio, ils posent avec solennité, fixant l’objectif comme c’est l’usage. Les images de groupe rendent visibles les solidarités communautaires. La photographie, envoyée aux familles séparées par la migration, sert aussi à maintenir les liens. Pour certains, le métier de photographe offre la possibilité d’une ascension sociale.
Joséphine Baker
Joséphine Baker (1906-1975), née à Saint-Louis du Missouri, arrivée à Paris en 1925, est naturalisée française en 1937. Elle s’impose comme la première « vedette noire » de l’entre-deux-guerres, jouant des clichés colonialistes pour mieux les déjouer. Elle s’engage en 1940 au service de la France libre puis, dès la fin des années 1950, aux côtés du mouvement pour les droits civiques aux États-Unis. Elle est la mère de douze enfants de toutes origines qu’elle a adoptés. Son entrée au Panthéon, en 2021, marque la reconnaissance de ses combats.